Aggravation de peine, me disais-je en rentrant des courses au Carrefour Market, samedi dernier. Dans la rue je pensais aux caissières — les connaissant bien pour la plupart — obligées de porter un maillot de football et se peinturlurer le visage de traits bleu-blanc-rouge par-dessus un fond de teint à la couleur indéfinissable. Un refus de leur part eût sans doute été éliminatoire, et quand bien même seraient-elles indifférentes, résignées, le seul fait d’ajouter l’humiliation aux corps fatigués, usés par le travail, de ces femmes déjà éreintées par leur position, physique et sociale, est ignoble. N’en déplaise aux détracteurs d’Édouard Louis, intellectuels eux-mêmes issus de la bourgeoisie ou s’y agrégeant, comme par hasard. Mince consolation, que de rire de leurs insanités. Pendant ce temps-là, les caissières subissent le flot désespérant des odeurs de la consommation, entre indifférence polie, chewing-gum synthétique, parfum bon marché et charbon de bois « sans pétrole ajouté ». Ainsi leur patron, avant de s’enfuir en emportant une partie de la caisse, tenait à marquer physiquement ses sujets et sujettes, ou ce qu’il en reste après la purge néo-libérale, et moralement par l’angoisse du licenciement. Par bonheur pour lui, il ne croisera pas la route des gens comme moi, nous ne fréquentons pas les mêmes paradis artificiels.

Par conséquent, de retour à la maison passablement énervé, la bouffée de tisane envahissant l’étage par les fenêtres grandes ouvertes n’est pas insignifiante. Les tilleuls de la rue ne seront pas élagués avant le milieu de l’été, les branches les plus hardies déjà caressent le fenestron. Le bruit d’invisibles voitures arrive de nulle part, s’en va on ne sait où, leur gaz happé par le bitume tiédi ne peut concurrencer l’odeur envoûtante des arbres en apothéose.

L’appentis, ouvert sur le jardin contre la maison et séparé de la rue par un portail en fer plein, sert de remise pour le matériel dont il est le dépositaire, et n’a pas dû changer d’aspect depuis plus d’un siècle. En tout cas, je me suis toujours refusé d’y apporter quelque arrangement que ce soit. Son haleine empesée de sciure, de graisse, de caoutchouc, d’eau croupie et de vieilles souches est peut-être un reliquat de son âme d’autrefois, il y manque cependant l’odeur des bêtes ; elles devaient s’enhardir jusqu’ici ou y vivre, dans un passé pas si lointain. Les poules, une ou deux chèvres, des lapins. Suint, fientes, crottes. L’air aussi ne doit plus avoir la même consistance, les parfums des carburants ne sont plus les mêmes, l’odeur de la rue devait être plus grasse. Et puis les brûlages, bois vert ou branches mortes, sont désormais interdits en ville, il faut faire sans. Non, décidément il n’y a plus que dans les souvenirs où ces sensations persistent, lorsque l’odorat était encore jeune, efficace, non altéré par les excès et l’habitude : un air frais, vif, paisible ou mordant. Mais on peut les retrouver dans les récits qui les perpétuent en les nommant, et dans la littérature, parfois.

Avant de te rencontrer, avant de te perdre, je croisai d’abord ton prénom et ton nom sur un paperboard. Avant de te rencontrer, ton prénom et ton nom me sautèrent au visage et à la poitrine comme si tu m’avais déjà empoigné tout entier. Cela aurait pu en rester là, il m’était possible comme on dit d’en prendre mon parti. Il était encore temps, non pas de faire marche arrière, mais de mesurer le danger et d’envisager un détour. Or, en la matière et l’âge aidant, le goût du risque est trop rare pour se permettre de l’ignorer, d’autant plus que l’expérience a bâti une sorte de protection que l’on pense infaillible et en vertu de quoi il est doux de flirter avec un danger qui n’a pour l’instant de redoutable que le nom.
C’est dans cette certitude que je t’ai laissée approcher le premier soir. Tu es venue fort lentement, le coup d’œil circulaire comme si tu cherchais quelqu’un et en même temps très droite et, pour mon plus grand malheur, non seulement tu n’as trouvé personne, mais parmi cette coterie de gens élégants — c’était la soirée inaugurale — tu étais la seule qui ne fut pas entourée d’un parfum, quel qu’il soit, de supermarché ou d’un couturier illustre, ce qui te distinguait notablement, tel l’instrument de musique secondaire dans une mélodie et dont, lorsqu’un hasard, inattention rêveuse ou au contraire hypersensibilité, a voulu qu’il soit retenu par l’oreille, il devient impossible de se défaire, renvoyant d’un revers de main les autres solistes à leur odieuse vulgarité.
Extrême raffinement, rare délicatesse, trop belle pour être vraie dans ton odeur naturelle, ton corps a rejoint son nom déjà absorbé en toutes lettres par mes sens devenus fous. Coup de foudre immédiat, sans espoir de retour. Pour ma pomme c’était, si j’ose dire, enfin je peux le dire maintenant, et c’est d’ailleurs le cas de le dire, cuit. Un sacré coup dur, en réalité. Je n’étais pas dupe de la route à faire avant que l’illusion ne s’évapore à jamais, je savais même déjà, d’expérience, toujours, qu’il faudrait en découdre, et encore, pour un résultat incertain. Il conviendrait désormais de se méfier de chaque porte, de chaque fenêtre, de chaque ombre, de chaque pli, et se résoudre au fait qu’en dehors de la littérature, j’entends par là les textes de ceux qui, dépourvus ou dépossédés de tout, n’ayant jamais eu rien d’autre en propre que la langue, n’ont pas les moyens de mal écrire, point de salut.

Hélas, cela ne fonctionne pas ainsi. La nuit ne porte jamais conseil, les cheveux et les dents repoussent et l’odorat renaît mieux que dans les livres. L’illusion continue.
Je ne t’ai revue qu’une seule fois, et nous étions amis.

Pari Intervallo

par Arvo Pärt | Transcription pour quatuor de bassons, Žilvinas Smalys