Texte publié chez Franck le 15 mai 2018

Il y a un compte ouvert, pour rien, qu’on s’évertue à solder. On est toute sa vie à tenter de tracer la figure du zéro. Sûrement qu’on n’est pas de taille.

Pierre Bergounioux, La Toussaint

– Tu as déjà fini de te laver les dents ?
Ben oui, deux minutes, ça suffit !
– Ah non, les dents, il faut les brosser pendant au moins trois minutes.
Non, pour les enfants, c’est deux minutes !
– Et bien ici c’est trois minutes ! Et tu t’es lavé les mains ? (air renfrogné de la petite fille, moue boudeuse, direction la tablette et le canapé ; plus bouger ni parler pendant une demi-heure).
À la réflexion, une fois passées la crispation avec l’enfant, et ma propre surprise — quand même, quelle histoire pour des dents — on se demande où l’on a bien pu pêcher cette histoire de trois minutes pour se les brosser, de quelle bouche la tient-on, depuis quel âge ? Depuis que les dents ont poussé, sans doute, et qu’un ordre fut donné par une autre bouche dont l’autorité était pure vérité, et qu’aller contre eût été inconcevable. Pas de souvenir précis pour témoin, donc. Et nous, dépositaires de la règle, d’imposer la survivance de la coutume hygiéniste sans réfléchir plus avant : c’est comme ça, et puis c’est tout. Les vieilles photos des parents ne renseignent pas sur cet aspect de l’éducation.

Lorsqu’il fut décidé, le mois dernier, d’imaginer quelques phrases autour du mot « souvenir » pour cette ronde de mai, je fus bien embarrassé, emberlificoté, voire pris au piège de l’abondance du flux — comment trier parmi la foule des accidents obscurs à la portée souvent dérisoire, broutilles saccadées, piqûres de taon dans la mémoire ; en un mot, j’allais dans le mur.
Mais, attention. Aucun souvenir de cette série batailleuse, parfois terrible, encombrée de deuils, ne pouvait faire le poids en regard de la seule vraie note grave de cette drôle de vie — les mots pour le dire se comptent sur les doigts d’une main — trois secondes suspendues à la portée infinie lorsque sans se retourner elle m’a dit : « viens ».
Des années après, comme une brève histoire du temps envisagée depuis son versant émotionnel, c’est toujours une joie, parfois teintée de nostalgie, « c’est une joie, et une souffrance ». François Truffaut est plus fort que moi à ce jeu-là, inutile de développer les quelques déclinaisons ultérieures — et jamais affadies — de la première fois. Le corps conserve les cicatrices des refus, des absences, des disparitions, des négligences. Des bonheurs supposés, il en garde aussi. Aucune envie non plus d’en parler ici davantage.

À l’école, la petite fille devait proposer, après des vacances passées chez nous, « au vert », si l’on peut dire, un « exposé » sur Picasso, préalablement étudié dans sa classe de CM1. Il fut décidé que nous irions à l’Hôtel Salé afin qu’elle perçût d’elle-même, mieux que sur sa tablette, ce que c’est que de voir, à les toucher presque, les quelques œuvres exposées en ce lieu, se promener entre elles, prendre son temps, en rapporter peut-être des photos. On en parlerait ensemble par la suite. Et puis Paris, même à une demi-heure de train, c’est toujours un voyage.

Les deux premiers étages sont actuellement accaparés par une exposition — passionnante, même si la toile originale est restée à Madrid — instruisant la genèse, les ressources, de Guernica. Il y a de quoi faire, question documentation, mais l’immeuble n’est pas extensible, et cette occupation se fait au détriment de la collection permanente. Restent les deux niveaux habituellement consacrés aux œuvres dont Picasso ne se sépara jamais — on imagine qu’il les chérissait particulièrement — et à celles qu’il acquit de son vivant auprès de ses confrères et consœurs.

Alors, accrochée sur un poteau dans les combles — où devaient vivre chichement, autrefois, quelques domestiques au service du percepteur des gabelles — en vis-à-vis de l’Oiseau forestier, de Max Ernst, qui donne le ton et la note nuit et jour sur sa portée et sous la charpente, il y avait cette toile apparemment simplissime d’Henri Matisse, Les aiguilles Vertes et la Croix de Javernaz (vers 1901, précise le cartel).

Comment cette vue, dont je ne me souvenais plus ou que je n’avais jamais remarquée, peinte depuis cent quinze ans et un lieu incertain, mais aux toponymes familiers, a pu me lancer à la figure le souvenir d’un moment très précis, la date et l’heure, les gestes, les paroles, le grain de la peau et l’odeur du crin des personnes disparues mais pourtant toujours là, quelque part insouciantes et vivantes — il faudrait les rejoindre, elles parlent encore et voudraient connaître la suite, mais la suite, a-t-on vraiment envie de s’en souvenir, et surtout de le leur dire ? — je n’en sais toujours rien. J’étais sans voix devant la toile. Agacé vivement, aussi, par la façon de l’accrocher, comme si le directeur du musée Picasso en personne s’était dit, comme pour n’importe quelle toile banale : tiens, cloutée là sur une poutre elle fera bien, c’est joli, on est dans les tons et dans l’ambiance. Pourtant, venue du ventre, des neurones intestinaux, une émotion non traduite bouillonnait, mélange de rage, d’aigreur et de désespoir. Savoir, pouvoir parler, examiner, dire, voir, juste bien voir, eût été une délivrance, pensais-je. Pour faire joli à mon tour je me racontai des phrases absconses, un truc qui une fois écrit était à même de me consoler, du genre :
« Comment cela a-t-il pu se produire, cette fois-ci comme tant d’autres fois auparavant, je n’en sais pas mieux. Je n’ai jamais rien su du séjour des morts sous un trait de pinceau, si ce n’est qu’ils sont morts sans l’être tout à fait, que leur esprit est un mystère, et leur invisibilité une brûlure. » Bref, de la langue de bois pour la troupe.
À force de gémir en mon for, j’ai quand même entraperçu un début d’explication. La toile me rappelait une croûte peinte par ma mère avant ses seize ans, objet conservé pieusement dans le musée familial, entouré d’une quadruple épaisseur de papier crépon au fond de la « valise des morts », exhumé depuis peu comme une relique et posé dans un coin connu de moi seul, et recouvert en partie par une photographie anodine, un peu comme L’Origine du monde dissimulée sous la version édulcorée d’André Masson, chez Jacques Lacan et Sylvia Bataille. Croûte dont j’avais d’ailleurs acheté, dans l’inconscience de mes années 90 et dans un vide-greniers ou une foire aux puces, une sorte de réplique, un avatar affectif et larmoyant, croûte bien pire encore, à l’époque où j’avais la larme et la piété faciles.

La petite fille a fini par venir me tirer par la manche, il était temps :
— On rentre ? je suis fatiguée ! elle est où grand-mère ? tu as mal aux yeux ? j’ai soif ! où est l’escalier ? on va acheter des cartes postales ? pourquoi il a peint tout ça ?

— Pas un mot de tout cela ! ai-je lancé à la Tête de Chamois de Courbet (non daté) en nous dirigeant vers la sortie.

 

 

Image N° 1 : Baigneuse ouvrant une cabine, Dinard, 9 août 1928

Image N° 2 : Femmes dans un intérieur, 1936