Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange,
Ouvre tes mains et prends ce livre : il est à toi.

Victor Hugo, Les Contemplations, 1855

C’est une merveille à portée de rue. En sortant d’Esbly par la rue Victor Hugo, franchir la dérivation du Morin et tout est là, c’est le chemin du Tournant de Condé. Pour Condé-Sainte-Libiaire, sonorités médiévales et rien à voir avec la maison de Condé mais avec le gaulois condate, confluent. Le Grand Morin rejoint la Marne et les noces sont parfois tumultueuses quand il a fait mauvais temps et que les terres, gorgées, rendent mares, ruisseaux, torrents en furie.

Dans le chemin, car c’en est un, peu de voitures au risque de s’embourber ou de rester bloqué dans une des fondrières, trous vacants entretenus par les quelques gitans ou manouches qui n’aiment pas être dérangés, les agrémentant de poussettes ou de jouets d’enfants en vrac, chariots de supermarché, autant d’obstacles ; le chemin au printemps au soleil encore bas est lumière en poudre, celle que rendent si bien les anciennes pellicules au collodion, avant l’invention du numérique, mais toujours sous la menace d’une cheville foulée, ouf, rétablissement ; garder un œil sur le sol, constamment. Les haies pour se rattraper, ce sont des ronces, des mûriers, des épineuses. Le chemin est droit cependant et son cadastre régulier. On est encore en ville, mais l’absence de circulation ramène insensiblement vers une époque pas si vieille et déjà révolue, des souvenirs remontent au moindre bruit dans le décor. Il y a du Sisley dans la façon qu’ont les saules de tourner leurs nouvelles feuilles vers le ciel en dépit des anciennes branches dont les pinceaux ploient en pluie dorée. Silence seulement troublé par la rumeur de la fête foraine, par bouffées, et le chuintement cadencé du train de la ligne de l’Est.Nous venions rencontrer Nicole et son mari, discuter du pays ; parler culture aussi, celle des poireaux ou des blettes, sujet auquel je me suis intéressé depuis dix ans, au début par la force des choses et puis, chemin faisant et refaisant dans les allées du jardin, par goût de l’aventure, celle des rapprochements et celle des partages. Celle du don aussi, puisque là comme en tout, on produit trop pour soi tout seul.

Dimanche dernier l’air était inhabituellement pur en regard de la saison. Non pas qu’il fût dépeuplé de ses habitants ordinaires, les insectes communs, papillons nouveaux, mésanges et autres pinsons, ou Boeing plus lointains, mais il y manquait un vrombissement familier, le murmure fondamental de l’abeille. La crue précédente, majeure, a emporté les ruches de Nicole, impuissante devant la célérité de l’évènement. En barque, de nuit, avec un autre apiculteur ils sont arrivés à récupérer une grappe vibrante accrochée sous un coude du figuier, en espérant qu’elle protége une reine ayant réussi à fuir avant l’inondation de son royaume, escortée d’un bataillon d’ouvrières collées à elle pour l’aérer, l’ensemble dessinant sous la branche cette petite barbe noire et rousse qu’ils ont pu décoller de l’écorce.

Ensuite, essayer de reconstituer une ruche, et attendre. « Ce n’est pas pour l’argent que je fais ça, tu sais bien, cinq ruches, tu parles, le plus ennuyeux dans l’histoire, ce n’est pas le matériel perdu, ni l’interruption de l’activité, le plus triste ce sont les bêtes disparues. La disparition, voilà la tristesse. »

Un moment, j’ai pris Nicole à part pour lui demander conseil à propos d’une bricole matérielle qui me laissait sans réponse depuis une semaine ou deux. Ce faisant elle me conduit dans la cabane-office-resserre-salle-cuisine (à deux sous) posée parallèlement à l’une des branches de la croix du jardin pour y chercher, et trouver, l’objet adéquat dont j’avais besoin. Sur un coin de la table, du papier qu’elle tient à me montrer. Ce sont de courts poèmes qui lui viennent, elle les écrit à ses moments perdus. « Mais c’est beau comme du Desnos, je lui dis (c’est celui-là qui me passait par la tête), à quoi elle répond, tu sais bien que je m’occupe, merci mais à quoi bon, nous fictionnons, nous frictionnons, nous affectionnons, c’est du pareil au même, inutile et futile. Et puis Roger (son mari) aime bien, il trouve ça très drôle ». Et moi aussi, beaucoup, alors avec sa permission j’en reproduis un détail ici. – Tiens, prends tout, elle m’a dit en me tendant le cahier, Clairefontaine couverture rouge, 96 pages pas toutes remplies (« douceur de l’écriture » écrit au verso), je le reprendrai quand je passerai devant chez toi. Vous ne partez pas ? Oh, non, pas tout de suite, j’ai précisé.

Je t’aime
Tu l’aimes
Il t’aime
Nous nous aimons
Vous les aimez
Ils s’aimantent

Je me mens
Tu lui mens
Il se ment
Nous nous mentons
Vous les sentez
Ils nous mentonnent

Je lui confie mes difficultés à écrire, parfois, et les empêchements quand les mots justes ne viennent pas, la bonne musique. Bah, me dit-elle, tu n’as qu’à écouter Florence Foresti : elle tire un bout de ficelle, et il n’y a plus qu’à suivre, tout se tient. Un silence de temps en temps, pour souligner ce qu’elle vient de dire, et la pelote continue de se dérouler, cela pourrait ne jamais cesser. Mais c’est assez sportif, tu verras. Ah bon ? Ah tiens, ah oui, bonne idée, je vais essayer, alors.

Il y a beaucoup de travail par ailleurs. Remettre la cabane debout fut le premier chantier. La crue a bouleversé le paysage, emportant jusqu’aux tonnes d’eau pourtant pleines, charriant ici une chaise, là un matelas, une bouteille de gaz. Il y avait même un Tabur resté coincé debout dans les basses branches du figuier. Toute la vallée du Morin imagée ici en petites fortunes, jusqu’aux cadavres de chien déterrés ; de chiens seulement ? Et les bêtes mortes, à dégager, et même des ossements, vous voyez le tableau ?

Oh oui, on voit très bien ; et presque tout est en place désormais. La vie continue, quoi.

Les Valseuses

par Stéphane Grappelli | Les Valseuses