Il fait tiède sous un soleil bas et vague. C’était déjà l’arrière-saison.
L’air du jour m’a fait penser à un couloir d’hôpital et sa fausse réverbération de lumières, avec ses passants qui stationnent ou déambulent, tous préoccupés mis à part quelques malades dont le regard file déjà au-delà de l’horizon, vers l’oubli. On y avance à travers une épaisseur qui rend le pas presque difficile.
Je me suis souvenu de Saint-Antoine, bâtiment Jacques Caroli, son immense couloir aux bancs de ciment dessinés dans les murs, on pouvait s’imaginer sur la promenade de Berck-sur-Mer à regarder passer les gens en fauteuil roulant. Une ville, en tout cas, cet hôpital. Avec ses horaires, ses publics, son intense circulation. On se prend vite d’amitié pour tel ou telle soignante, à attendre l’heure où il ou elle prendra son service. Repérer le moment des pauses, espérer cette équipe du week-end plutôt qu’une autre. Rêver d’une rumeur nocturne qui ne serait pas trop douloureuse.
À la Pitié-Salpêtrière, c’était encore plus grand, une vraie capitale avec sa rive gauche et sa rive droite ; je me souviens surtout, à la Salpêtrière, du souterrain qui permettait d’aller d’un pavillon à un autre sans sortir du cocon de chaleur, un petit métro sans rails mais avec au plafond un bouquet de câbles et de fils électriques pour parfaire la similitude. On y croisait brancards et wagonnets comme dans une mine du 19ème siècle. L’aide soignant qui m’accompagnait m’avait expliqué le parcours avec l’entrain d’un guide touristique de bonne humeur. À gauche, on est sous la chapelle ; à droite, la rhumatologie. Tenez, on arrive à la balnéo. Vous savez qu’on n’est plus très loin des admissions ?
D’un séjour plus tardif à l’hôpital Esquirol, Unité P30 quelque chose, bloc Cézanne, ou Matisse, je ne sais plus (ne pas s’y fier, ils sont comme les noms-prétextes posés sur les rues des lotissements sinistres), je ne me souviens plus de rien ; si ce n’est que nous – comment dire, les résidents ? – étions réunis à heure fixe pour nous diriger vers le réfectoire. Sous le regard de quatre surveillants disposés aux angles, nous essayions de manger. Je ne me souviens pas plus y avoir jamais croisé une femme, sauf peut-être dans le corps médical. La société était hétéroclite, peu d’agités, beaucoup de gens perdus qui avaient besoin d’aide. À la réflexion, sans doute bien plus de gens qui, faute d’aide, avaient fini par se perdre. Quand on n’est plus très loin de Ville-d’Avray. Et puis tout ce gris, gris les vêtements, gris les murs, gris les visages.
Par contre, tout de suite j’avais remarqué un type qui sortait du lot. À l’inverse de tous les autres, je revois encore son allure. C’était un jeune homme noir, très grand et très mince, et aussi très beau. Il portait toujours la même tenue, une chemise blanche à manches longues impeccablement repassée, avec au col un nœud papillon noir. Il était le seul à se tenir droit à table, les coudes près du corps. Je n’ai jamais entendu le son de sa voix ; l’après-midi, dans l’espèce de cloître qui servait à la promenade, il marchait lentement et s’asseyait parfois lire un livre. Je n’ai jamais osé lui adresser la parole, de peur de rompre quelque chose de fragile.
En fin de compte, une dame m’a réveillé en me demandant combien j’avais fait de palourdes. Je lui ai répondu que je n’en savais rien, ce pour quoi elle a dit Ah mais, attention, monsieur, c’est 100 maximum. Et vous les avez mesurées ?
Et ensuite, j’ai repris la voiture. À la radio il y a eu une chanson faussement sirupeuse qui ne m’a même pas fait déraper.
Grand Art,
Merci Anna mais, ne vous méprenez pas, on s’enrichit de nos lectures croisées !
Très beau texte, Dominique à vocation à écrire mais on le savait déjà.
Jacques
Merci, Jacques, pour ta bienveillance.
Merci, Dominique.
Pour ces photos, qui m’ont laissée muette.
Les trois, mais la deuxième surtout, où je me suis si facilement projetée.
Et merci pour ce beau texte. Qui me touche particulièrement.
Merci Caroline. Lorsque la mer se retire à perte de vue, la sensation de l’absence est vertigineuse.
Les hôpitaux sont tout un monde. Je me souviens de l’expo de la fille de Xenakis sur les “folles de la Salpêtrière”, dans la chapelle.
La brume des photos et la délicatesse des mots vont bien ensemble (les Beatles se baladent aussi)… 🙂
Leçon de vie et de mémoire : comment compter et mesurer les palourdes, et marcher à pas légers dans les couloirs des souvenirs hospitaliers.
Merci pour ce texte dense et lumineux, comme (j’ose l’image un peu fatiguée) le ciel bouché sur la mer en fuite.
Les palourdes, on les compte comme les moutons, et puis le marchand de vase arrive en flocflocant… 🙂
en ai connu plusieurs mais de ceux ci un seul (et malgré la raison assez sérieuse de mes deux séjours mais grâce à l’ambiance et non parce que chaque fois ça a été très liong, en ai gardé presque le souvenir d’un domicile autre)
et j’oubliais : la coquetterie (même quand elle se tourne vers le débraillé), la dignité des africains
Oui, une société précieuse, rassurante.