Au réveil,
la maison brûle, il fallait s’y attendre

Alors il faut repartir
de zéro, perpétuellement

(nous parlons tous de la même chose,
mais le disons différemment :
c’est sans importance aucune)

Il faudra s’habituer au décor. À force de battre la campagne dans un périmètre restreint, les panoramas finissent par se ressembler. Mais un voile de brume, parfois, une incidence particulière du soleil, un accroc dans la ronde des heures, un creux dans l’estomac, et l’esprit se balade autrement. Hier, j’étais à la Rivière du Faou. Depuis le pont au fond de la ria, on descend sur la grève. À marée basse, des canots indolents y reposent à la vase comme des animaux endormis. Longtemps, je n’ai connu la mer que d’eau douce, son odeur verte et grise de corps-morts et de mouettes piétonnes. Un banc tournant le dos à l’église, plein nord, facilitait la contemplation.

Depuis Ty-huel, sur la route de Landerneau, il y avait une vue magnifique sur la naissance de la rade, plein sud. Le jardin était en pente douce vers le midi avec un poirier au milieu et un lavoir dans le bas. Les gamins jouaient au foot à deux heures et demie le dimanche, l’arbitre sifflait le coup d’envoi selon l’heure de l’église. Philippe Le Guillou, natif du coin, en parle très bien dans quelques-uns de ses livres, citant même précisément des personnes de l’entourage, mais curieusement, et bien que nous ayons le même âge, je ne me souviens pas l’avoir jamais rencontré. Alors quoi. Nous ne sortions pas aux mêmes heures, même pour la messe ? Il devait certainement passer plus de temps que moi à réviser ses cours, lire les classiques, sinon rêvasser dans sa chambre. C’est une explication. Par conséquent, nous n’aurons pas suivi le même parcours, assurément.

L’oncle Jo, jeune (et même plus vieux), avait un faux air de Rostropovitch. D’ailleurs il jouait du violoncelle et du piano. À l’église il tenait l’harmonium, mais sa surdité était telle que le curé devait se déplacer pour lui demander de cesser sa partie, entre deux lectures et après la communion. La tante Jeanne avait une jolie voix, tous les deux ils nous faisaient un petit récital après le repas, un dimanche sur deux (l’autre dimanche étant chez ma grand-mère, dans la maison des Glycines où je passais mes vacances, sur la route de Châteaulin, c’est à dire de l’autre côté du village). Chaque maison avait un nom, comme les personnes, et infusait le tendre. Je crois que ça aussi, c’est passé de mode. Les maisons tendres, et leur nom.

Mais peu importe la mode, écrivant ceci je fais une pause. Une coccinelle me passe doucement devant les yeux à l’intersection de deux cloisons. Il y en a quelques-unes qui se sont réfugiées dans la maison pour l’hiver, le soir elles se regroupent dans un angle du plafond, là où il fait bon, surtout quand la cheminée a fonctionné. Elles font comme une petite grappe puis, le matin, se séparent et partent chacune de son côté à conquérir une paroi. Un esprit malin m’a fait tantôt la remarque qu’il s’agissait là de coccinelles asiatiques, dont les pois sont plus petits et plus noirs que les coccinelles occidentales, et la robe d’un rouge terne. Je lui demandai alors pourquoi elles n’avaient pas les pattes jaunes, comme les frelons du même acabit. Le plus drôle est qu’il m’a pris au mot, cherchant une argumentation au fond de sa cervelle. Au Faou, je ne sais pas si les frelons étaient bretons, mais déjà j’avais parfois le bourdon, en prémonition de ce qui m’attendait plus tard.

De retour de promenade, je m’arrête parfois au cimetière, où dorment les reines et les rois.

Je ne suis plus retourné au Faou, ce serait sans doute trop douloureux et je ne suis pas très courageux. Alors ici je peux prier sur la tombe de n’importe qui, c’est à dire lui réciter mentalement la matinée, la vue, des nouvelles des vivants. Le roulement de tambour de l’autorail pour Crécy-la-Chapelle me rappellerait à l’ordre s’il m’arrivait de dormir debout, comme les histoires du même nom.

Au café, je croise parfois des jeunes gens de l’âge de mes souvenirs. Ici, l’autoportrait décentré est involontaire, et la télé ne donnait pas le son, dans la perspective fort bien rendue d’un spectacle de marionnette schizophrène. Le slogan politique à l’impératif rejoint celui de la Française des Jeux, sous l’œil bleu roi de la rue Mlle Poulet. Dans l’attente du verdict, buvons.

Le soir, sans plus rien à faire de précis il m’arrive de passer à la cave aux vases communicants de la lessive. Généralement, comme le monde est bien fait, un bain de machine dure le temps de lecture d’un paragraphe de roman ordinaire. Un Simenon est loyal, sur ce point. La raison pour laquelle je n’ai pas fait réparer la pompe, lorsqu’elle est tombée en panne : toutes les trente pages, on peut remonter le seau d’eau sale. Mais ce soir-là c’était Idiotie, de Pierre Guyotat. Points sur les i et diphtongues à l’envi. Les points-virgules dont Guyotat aère ses phrases m’ont fait penser à la broderie délicate de ton gilet oublié dans la voiture en été (tu l’avais fait exprès ?) Et les voyelles, ah bon sang, ta bouche était une seule voyelle dans laquelle j’aurais aimé m’engloutir tout petit et disparaître tout entier.

L’eau a fini par déborder, c’était à craindre. Il faut arrêter, là ! ai-je entendu tomber d’en-haut et au bout du compte, en particulier.

 

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