Quand on passe la main sur le dos du monde, au début c’est doux, et puis ça frotte, ça pique. Ça fait mal et ça fait du bien, ça fouette le sang. Partout l’on s’y tient comme on peut, les jambes en forme de chevalet planté là et pas toujours au bon endroit, trop de ceci pas assez de cela, allons bon, on s’arrangera bien par la suite avec les couleurs en tube, penser à bien mélanger les pinceaux.

Ici, la rumeur de la ville arrive comme une nuée d’oiseaux. On reconnaît l’espèce à son vol, elle se pose sur un tas de grain puis elle repart en froufrou décroissant, bientôt suivie d’une autre vague ou par un individu solitaire tout entouré de sa voilure. À un jet de pierre (et demi) il toise son monde et puis s’en va, laissant l’observateur dans des pensées elles-mêmes de plus en plus lointaines, et les deux solitudes de s’amplifier mutuellement.

Les grains repartent par bateau après un séjour d’ensilage pour leur faire oublier tout ce qu’ils ont appris de la nature, comme écouter l’orage qui tombe, se sécher dans le vent sans bouger, sentir la petite bête qui vient se frotter sur le ventre le soir en regardant le dernier rayon de soleil, etc.,  et se bien comporter à présent dans le cœur des péniches et sur les fléaux de la balance commerciale.

Les gens vont bientôt revenir du travail, chacun reprenant le cours de son autoradio là où il l’avait laissé le matin. Monter dans sa voiture est déjà mettre un pied chez soi, les moins aimables en ménage ont déjà un doigt sur le klaxon et un pied dans la soupe. Le container à verre déborde, on dirait une écume de rage. J’attends toujours qu’il soit plein pour y déposer les bouteilles, on ne sait jamais, un enfant qu’on risquerait de réveiller.

Le soleil bas cogne contre le mur blanc cassé du jardin, vieil or réfléchi par la toile il inonde les basses branches de l’if. If you please, a little more hot heat, do you want to? semble-t-il dire avec ses bras de gospel. Qui diable a eu l’idée de planter là, et si près de la maison, un if – dont la baie est toxique – dans ce jardin pour le reste si avenant ? Un misanthrope, une misanthrope ? (Le genre de certains individus n’est pas pertinent.) Je me contente, une fois l’an, de l’escalader par la face est pour lui tailler la barbe au nez. C’est un bon exercice qui a juste besoin d’une corde et si l’on ne s’y pend pas, c’est du sérieux. D’ailleurs, son profil perdu devenu asymétrique fait de l’arbre un membre de la famille qui, dans la lumière du soir, viendrait nous gesticuler sa joie.

Des iris, pas encore divisés, les rizomes (I got rythm, I got music, I got my gal, who could ask for anything more?) font penser à la naissance des statues dans Les Jardins statuaires de Jacques Abeille. Sauf qu’ici, la pouponnière est en même temps le cimetière des escargots. Ils ont dû trouver là un terrain favorable pour mourir, comme la savane des éléphants ou les abysses des grands cétacés. De sorte que le calcium du gastéropode serait assimilé par les radicelles de la statue naissante ? Il est plaisant d’imaginer que peut-être, suivant le même processus quasi révolutionnaire, les squelettes des habitants préhistoriques trouvés au fond du jardin sous le nom de Sépulture du Mouton Noir (et rapidement laissés en paix, l’immobilier ayant toujours le dessus) continuent de se métamorphoser dans nos courges, salades, tomates et radis. Cela vaut le coup d’être remué, comme hypothèse, de quel bois mêlé nos os sont faits.

On entend encore quelques rares bestioles qui radotent avec discrétion. Les couleurs au ras du sol se sont rafraîchies. Les lombrics, mulots et autres musaraignes ont muré leur logis. L’horlogerie, parlons-en, ne s’est pas déréglée, ce sont les aiguilles qui ont été dévissées, trafiquées et remontées sans précaution.

Il paraît qu’il fait froid dehors, avec un contraste saisissant entre le nord et le sud. Une bonne pluie de printemps simplifierait les choses.