Il y a de cela plusieurs jours déjà, je découvrais (à la télévision) le très beau film de Jim Jarmusch, Only Lovers Left Alive (2013).

Les premiers plans en focale fixe, plongeante et giratoire (dans le sens des aiguilles du temps, comme celui d’une montre), déclinent en fausse repose les deux personnages principaux (Adam et Ève, Tom Hiddleston et Tilda Swinton), vampires dandy éternellement (et nocturnement) amoureux, mélomanes, joueurs, inassouvis, et… assoiffés.

Lorsque la caméra plonge sur le disque vinyle 45 tours, le mouvement de la platine prend le relai rotatif (toujours dans le sens des aiguilles d’une). C’est à cet instant précis qu’il m’est revenu en mémoire (et surtout parce que je venais tout juste de le relire, n’exagérons rien) un extrait d’À la recherche du temps perdu lorsque le narrateur, prisonnier de la porte tambour d’un hôtel, mais voilà :

Le malheur pour moi voulut que, Saint-Loup étant resté quelques minutes à s’adresser au cocher afin qu’il revînt nous prendre après avoir dîné, il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engagé dans la porte tournante dont je n’avais pas l’habitude, je crus que je ne pourrais pas arriver à en sortir. (Disons en passant, pour les amateurs d’un vocabulaire plus précis, que cette porte tambour, malgré ses apparences pacifiques, s’appelle porte revolver, de l’anglais revolving door.) Ce soir-là le patron, n’osant pas se mouiller en allant dehors ni quitter ses clients, restait cependant près de l’entrée pour avoir le plaisir d’entendre les joyeuses doléances des arrivants tout illuminés par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal à arriver et la crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialité de son accueil fut dissipée par la vue d’un inconnu qui ne savait pas se dégager des volants de verre. Cette marque flagrante d’ignorance lui fit froncer le sourcil comme à un examinateur qui a bonne envie de ne pas prononcer le dignus est intrare. Pour comble de malchance j’allai m’asseoir dans la salle réservée à l’aristocratie d’où il vint rudement me tirer en m’indiquant, avec une grossièreté à laquelle se conformèrent immédiatement tous les garçons, une place dans l’autre salle. Elle me plut d’autant moins que la banquette où elle se trouvait était déjà pleine de monde et que j’avais en face de moi la porte réservée aux Hébreux qui, non tournante celle-là, s’ouvrant et se fermant à chaque instant, m’envoyait un froid horrible. Mais le patron m’en refusa une autre en me disant : « Non, Monsieur, je ne peux pas gêner tout le monde pour vous. » Il oublia d’ailleurs bientôt le dîneur tardif et gênant que j’étais, captivé qu’il était par l’arrivée de chaque nouveau venu, qui, avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog (l’heure du dîner était depuis longtemps passée), devait, comme dans les vieux romans, payer son écot en disant son aventure au moment où il pénétrait dans cet asile de chaleur et de sécurité où le contraste avec ce à quoi on avait échappé faisait régner la gaieté et la camaraderie qui plaisantent de concert devant le feu d’un bivouac.

Marcel Proust, Le Côté de Guermantes

J’avais retrouvé, peu avant, une référence à ce passage en lisant le début du livre de Jean-Jacques Schuhl, Les apparitions (Gallimard, 2022). Page 17, exactement (depuis, je n’ai pas eu le temps, ou l’envie, ou simplement l’idée, d’en finir la lecture) :

« Le narrateur d’À la recherche du temps perdu, un soir d’orage où il est sorti tard, reste coincé, ni dedans ni dehors, dans la revolving door d’un restaurant, le directeur, très mécontent, doit venir le délivrer. Ni dedans ni dehors, n’est-ce pas sa situation par rapport à la société ?

Je fredonnais ces quelques paroles que j’avais écrites :

La porte tambour tourne tourne / Sur elle-même / Ouverte ou fermée ? / Elle tourne tourne / Dedans ou dehors ? / La revolving door

sur un rythme de valse à quatre temps, un pocco angoloso. »

 

Les six ou sept photos suivantes ont été prises un peu plus tard, à la fin de l’hiver. C’était dans un bois bien entretenu qui longe le Bulsard, une petite rivière masculine (un ruisseau ?) qui se jette dans une plus grande, la Soulles, puis dans la Sienne, un fleuve côtier féminin qui lui-même court vers la Manche, qui elle-même, etc. On devinait à la surface des choses et dans les surprises du ciel les frémissements d’un printemps a priori ponctuel, et j’avais remis à plus tard le soin de les incorporer dans un texte (un récit, un livre ? n’exagérons rien – bis) à venir.

* Le titre du présent billet est emprunté à cette « tribune » de Jonathan Littell parue récemment dans le monde.fr