En avant la musique

Bois de Boulogne, janvier 2019

Tout a commencé par une histoire de bois mort. Vers la mi-novembre il a fait frais, en particulier le matin, ce qui justifiait qu’on étrennât la cheminée pour soulager la chaudière au gaz. Quelques stères de bois étaient rentrés à la fin de l’été, on ne devrait pas manquer de ce côté-là. Pourtant cette fois-ci, rien à faire, le feu ne partait pas. Tout au plus l’embrasement du petit bois léchait-il les bûches, comme chez Gaston Bachelard ; celles-ci gémissaient, sifflaient, crachotaient dans un nuage de suie pour finir étouffées sous le voile gris profond d’une abondante fumée.
Un voisin, qui passait par là prendre le café et auquel je m’ouvris du fait, confirma mes craintes. Trop vert, trop humide, une plaie, dit-il, qui encrasse les cheminées, ne chauffe pas, consomme et pollue énormément à la façon d’un vieux diesel, mais qui t’a livré ça ? Bref, en un mot, je m’étais fait enfler.

Deux jours plus tard, et puisque ledit voisin avait proposé de me dépanner, je finissais de transvaser un demi-stère dans mon coffre de voiture devant son jardin. Tu sais comment reconnaître du bois sec ? dit-il, je vais te montrer. Il est revenu de sa cuisine avec du produit vaisselle. Au bout de l’une des bûches il a étalé une goutte de produit puis, prenant celle-ci des deux mains à la manière d’une grosse flûte à bec, il souffla du côté opposé. À ma grande surprise, je vis se former des bulles à la surface du savon liquide. Le bois bien sec, dit-il, est léger, il a perdu sa sève. Il est pour ainsi dire creux, l’air passe à travers. Ça en fait d’ailleurs un excellent isolant. Dans ma stupéfaction, je lui fis remarquer qu’en l’occurrence, cette particularité nous avait plutôt rapprochés, et du prodige je n’allais pas tarder à tirer parti.

De retour à la maison, à l’endroit de mes proches j’ai voulu renouveler l’expérience. Hélas, j’eus beau gonfler les joues et m’époumoner sur différentes bûches, rien à faire, avec moi, ou chez moi, l’air ne passait pas.
En revanche cela m’éveilla l’esprit pour la prochaine ronde, dont le thème musique(s) venait d’être retenu. Il m’avait semblé en effet qu’une bûche de ce calibre ressemblait à un instrument de musique vu sur une revue, ou à la télé dans l’Ancien Monde, avant l’apparition du Net en tout cas. Il ne fut pas très difficile de retrouver l’instrument en question, sur la toile justement. C’était le didgeridoo des Aborigènes, au son si particulier, entendu à l’époque où la musique ethnique était à la mode chez les Occidentaux, musique revue et corrigée, évidemment, depuis Los Calchakis jusqu’à Johnny Clegg, à quelque chose près. Quoi qu’il en soit Wikipédia – cette « machine à remonter le temps avec tout le confort moderne » comme écrivait récemment et décemment Didier Da Silva dans son blog en parlant du livre en général – dont la consultation dévorante allait se jour-là s’avérer fructueuse, m’amena jusqu’aux instruments de musique fabriqués à partir d’os humains, comme, par exemple le rkang-gling, confectionné à partir d’un fémur et utilisé brut, ou « en ayant fait l’objet d’aménagements divers », selon la revue savante vers quoi amenait l’article.

Il allait être compliqué, dans le cadre d’un exercice d’écriture, de faire le lien entre une bûche de bois de chauffage et la musique de nos ancêtres, j’en étais bien conscient. Un ancien médecin, lui aussi voisin et ami, n’allait pas tarder à accentuer mes craintes. Prenant appui sur un livre, La tortue et la lyre, dont les auteurs prennent le contre-pied de Claude Lévi-Strauss (je ne connaissais pas ceux-là et très mal celui-ci, lu il y a un siècle au moins) en expliquant comment les mots et les choses sont au cœur de l’élaboration du mythe, l’ami me suggérait qu’il allait être difficile, voire dangereux, de relier l’essence sylvestre au culte des morts pointant sous l’utilisation d’un fémur, fut-il celui d’un guerrier vaincu ou d’une femme morte en couches.
La conversation vint à porter sur la Bretagne, point d’intérêt commun, où le médecin me rappela l’existence de la chapelle Kermaria an Iskuit, près du « temple » de Lanleff, avec sa danse macabre qui court autour de la nef. Là au moins il est question de musique, ne serait-ce que de façon sous-jacente et métaphorique, nous étions d’accord. Et qui éclaire la scène, à Kermaria, si ce n’est la lumière divine en contre-jour, bizarre oxymore dont le spectateur est la victime, consentante ou non, pâmée ou peu, en tout cas bientôt transformée en brasier au centre de la nef comme un simple fagot, sous le poids des péchés et le feu permanent. Et le petit squelette, à son tour de rejoindre la ronde, on peut l’imaginer. Et pour ce qui est du mythe, en avant la musique.

Châteaudun, juillet 2009