Samedi dernier en rentrant des courses, dans la rue devant chez toi tu croises un voisin venu te rendre un livre à lui prêté quelques jours plus tôt. Il te dit un truc auquel attention tu ne portes sur-le-champ : Merci l’ami puis, après un silence, Merci frère. Deux secondes plus tard tu te souviens que personne ne t’a appelé frère depuis plus de 40 ans. Tombent les dominos vers le passé, vers les tombes qui tombent à leur tour.

Toi si petit ordinairement, perdu parmi les flux, tu t’en sens grandi, transformé indiciblement, mais ça peut s’exprimer. L’air est plus léger, le bruit des heureux s’estompe, les pauvres mystères réintègrent leur sens exact de pauvres mystères et le sens des maux en est tout modifié. La ville bruisse de milles gestes par-delà les murs de la gare, on entendrait les baisers voler. D’ailleurs, il s’en faut de peu pour que l’ami tu n’embrasses.

Le lendemain midi, on pouvait lire dans Le Monde un entretien avec Élisabeth de Fontenay. Le journal interroge chaque semaine une personnalité sur les instants décisifs de son existence. La philosophe, après avoir retracé le secret dont furent entourées, en famille, ses origines juives, évoque son frère déficient. À son propos, elle a ces mots :

« Il a fait de moi une femme de gauche. Il m’a fait détester tout ce qui est de l’ordre de la compétition, de la rivalité, de la performance, j’ajouterais même des grandes écoles, moi qui aurais pourtant rêvé d’être normalienne. Entendre des parents se vanter de ce que leur enfant est le meilleur en classe m’est odieux.

Mon orientation politique vient donc de lui. Un rejet du libéralisme et la volonté d’un État protecteur pour les plus faibles, pour ceux qui boitent et peuvent tomber sur le bas-côté de la route. Je ne peux pas dire que ce fut mon maître spirituel ou mon ange gardien, mais il a veillé sur mon parcours, m’a empêchée d’écrire des bêtises, de m’égarer dans une croyance en la toute-puissance des idées et m’a protégée de tout excès politique.

Sans doute est-il aussi à l’origine de mon intérêt et de mon combat pour les animaux, leur vulnérabilité et leur sensibilité. Je comprends aujourd’hui que c’est à son mystère que je dois d’avoir réfléchi plus avant. Il est à la source, avec mon origine juive, de mon choix de la philosophie. »

Nous ne sommes pas des saints, mais nous sommes au rendez-vous. Combien de gens peuvent en dire autant ?

Samuel Beckett, En attendant Godot