Il y a, entre les yeux et la photo que l’on regarde, une brume flottante qui n’est que douceur. On ne regarderait pas vraiment la photo, mais une brume venue de loin qui se dérobe et se reforme dans son incessant caprice. La mémoire agit à la façon de doigts malhabiles sur la bague de mise au point de l’appareil : l’image est floue, puis elle devient nette mais déjà le réglage est perturbé et le flou réapparaît ; à peine a-t-on eu le temps de voir, reste le sentiment d’avoir frôlé le souvenir, à l’imparfait. Ce moment où l’on a failli.

Les deux photos visibles ici, plus haut et plus bas, sont espacées de plusieurs années. La première doit dater de la fin des années 1990, sur l’immense plage de galets de Cayeux-sur-Mer, il y avait un couple. C’est une des premières photos prises avec mon premier appareil numérique, un petit Canon en plastique gris métallisé. Je l’ai conservée sans doute par tendresse car je l’avais utilisée en guise de bannière pour mon premier blog, ouvert un peu plus tard en 2005 sur la plateforme du monde.fr. Par la suite le journal numérique n’a pas souhaité continuer d’entretenir ce lieu d’échanges. Le seconde est récente, un détail de la plage d’Hatainville aux Moitiers-d’Allonne, près de Barneville-Carteret, prise au moment des grandes marées de la fin septembre depuis le phare de Carteret. Dans les deux cas il n’y a rien à voir que des silhouettes sur des aplats de couleur. Ce sont des photos banales, sans intérêt particulier, on dirait plutôt de timides et dépouillés dessins au pastel. Plus encore, dans leur épure ce sont des idées, un souvenir ou un imaginaire.

Dimanche dernier nous étions au théâtre de Coutances où était donné un concert avec le Quatuor Debussy accompagné de Franck Tortiller au vibraphone. Au préalable Denis Le Bas, directeur du théâtre (et du festival de Jazz sous les Pommiers) nous avait prévenus que le concert serait un hommage au vin. Vin de l’Ardèche en l’occurrence, où le père de Franck Tortiller était viticulteur. Je n’ai pas souvenir d’un concert présenté par Denis Le Bas au théâtre municipal de Coutances sans qu’il fût non seulement possible mais conseillé, à l’issue d’icelui, d’aller boire un généreux ballon de vin (ou de cidre, ou de toute autre boisson périphérique) dans le bar qui surplombe le hall d’accueil (et au plafond duquel sont suspendus des ballons rouges, eux aussi). Denis Le Bas est, à mes yeux, un symbole parfait de la fête à plusieurs étages (de la fusée jazz, en particulier).

Quoi qu’il en soit, dans le cours du concert le Quatuor Debussy interprétait le premier mouvement du quatuor en fa majeur (une longue vidéo à regarder si le coeur vous en dit) de Maurice Ravel. L’oeuvre a dû en inspirer bien d’autres, comme la Sonate pour violon et piano N°1 de Camille Saint-Saëns, retrouvée il y a quelques jours dans un délicat billet sur le blog de l’ami Dominique Hasselmann. Je ne l’avais pas entendue depuis longtemps, mais j’ai rapidement reconnu le motif admirable qui ne fait que passer, puis revient, puis disparaît, à la façon de certains souvenirs tantôt nobles, tantôt sentimentaux.

C’est parfois l’impression que l’on a en regardant les vieilles et même les plus récentes photos, belles ou ratées, riches ou dépouillées ; à travers la brume nous revient souvent, sans prévenir, un motif oublié, une impression fugitive, et plus que le souvenir lui-même c’est l’imminence de son apparition qu’on finit par aimer, le seuil de l’émotion, le goût de sa fragilité. On serait donc sujet, avec le temps, à de troubles faiblesses, va savoir. À la photographie, la grand-mère du narrateur dans Du côté de chez Swann préférait la gravure : « Elle demandait à Swann si l’œuvre n’avait pas été gravée, préférant, quand c’était possible, des gravures anciennes et ayant encore un intérêt au-delà d’elles-mêmes, par exemple celles qui représentent un chef-d’œuvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir aujourd’hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation, par Morghen). » La ruse pour éliminer la banalité aura porté ses fruits, au-delà de l’imaginable.