Moret-sur-Loing, le 02-09-08

Après avoir croisé le fer avec des peines passagères qui, comme l’adjectif le suggère, par l’effet du temps passèrent ; un peu plus tard donc, aux courses dans la galerie marchande du Val d’Europe, samedi dernier précisément, je vis, non loin de moi au milieu de l’allée et dans l’ombre incisive du stand de barbier-manucure en face de Brioche Dorée, une silhouette aiguë comme les cyprès avant la zone industrielle de Carpentras, quand on vient du Ventoux sur la gauche, ou comme n’importe quel autre cyprès, disons. Elle était là, par on ne sait quel hasard, le chignon redressé en cône et le regard tourné vers l’entrée de la FNAC, s’apprêtant sans doute à y diriger ses pas, et moi vers elle aussi proprement, et promptement volubile ; non mais tu parles d’une surprise, tu es en vacances ? tu habites par ici ? on va chez Segafredo ? quand, son second sens l’avertissant d’une présence intéressée sinon étrangère, elle se retourna. Ce n’était pas elle, évidemment. Y manquaient les tatouages du petit dragon à la base de l’omoplate droite et du vaisseau fantôme sur la cuisse gauche, cela venait juste de me revenir ; un pas de plus et hop, nous étions comme deux ronds de flan. Enfin moi surtout. Et à propos de flan, il ne s’agissait pas non plus de traîner. Les courses de chez Auchan dans le caddie n’allaient pas supporter la chaleur plus longtemps que l’avancement de la matinée le stipulait, en dépit des regards légers et des sourires rafraîchissants, tantôt limousins, tantôt plus lointains, en fait essentiellement picards ou vernaculaires — surtout devant Auchan — qui peuplaient la galerie.

L’inconvénient de cette immense zone d’activités commerciale (10 hectares bétonnés et asphaltés au milieu de la Brie dans un angle de Disneyland, donc de Paris, bientôt multipliés par deux au motif du simple pari d’un concurrent et sans que les autorités locales, régionales ou je ne sais quoi y trouvent à redire, à moins que le large sourire d’un pot-de-vin eût suffi à boucler l’affaire, à moins aussi que je ne me trompe, à moins que je ne diffame facilement alors que d’ici deux ans la population aura doublé, voire triplé, et que les industriels alimentaires, vestimentaires, culturels et fantaisistes, après tout, ne fassent rien de mal en anticipant le bétonnage, bref) outre le fait qu’on en revient généralement chargé de courses surnuméraires, originellement non envisagées ; le second inconvénient, donc, se trouve dans la difficulté de localiser une place de parking aux heures de pointe. De sorte que, sans étude préalable, il est d’une part possible de se perdre, de se tromper de sortie, mais aussi — et par conséquent — de ne plus retrouver sa voiture, sans parler de la gymnastique nécessaire pour s’assurer de terminer ses courses par le frais, du moins frais jusqu’au très frais, légumes, fruits, œufs, fromage, yaourts, viande, beurre, poisson, etc. et dans cet ordre, à passer à la queue leu leu à travers le scanner de la caisse automatique dont la voix électronique imite celle d’une caissière — quel dommage, près de chez moi je les reconnais avant de les voir, par leur accent, je m’amuse à deviner une origine, on s’amuse après de mes erreurs, ou pas d’ailleurs, parfois elles se taisent ou font la gueule, en tout cas elles existent — énonce les prix puis leur cumul, pour ensuite courir jusqu’à la place de parking, il ne fallait pas trop tarder avec les deux parts de flan au dessus des courses dans le caddie et le ticket de caisse et la facture dans la poche de la chemise en cas de contrôle inopiné par un agent d’accueil sympathique, mais costaud, et réel.

Il fallut ensuite remonter l’allée principale, encombrée à cette heure d’une foule aux flux contraires et changeants comme les rapides du Giffre quand il débouche sur Samoëns, ou comme ceux de toute autre rivière un peu agitée encombrée de canoës et de kayaks les dimanches. D’ailleurs c’est là que j’ai aperçu l’amie avec qui il était prévu de se rencontrer devant Uniqlo, en face de Primark, mais un peu plus tard seulement (j’étais pourtant loin d’être en avance, alors quoi, encore un fait du hasard ?) après que j’eusse chargé les courses dans le sac Picard isotherme toujours à portée de main dans le coffre de l’auto, celle-ci (mon amie) faisant de grands gestes devant la boutique du serrurier-cordonnier-photographe-minute emboîtée entre un restaurant asiatique à l’enseigne 漸‍逝‍的‍景‍觀 et un autre, de caractère méridional, ف‍ا‍∴∴ك‍ه‍ة‍ ‍ا‍ل‍ص‍ح‍ر‍ا‍ء, où l’on mange paraît-il rudement bien, mieux que dans le premier d’après certaines langues. Elle discutait apparemment et âprement sur un prix, mais quoi donc, cela ne lui ressemblait pas, et moi avec mon chariot de courses périssables, tout ballot dans le flux, fallait-il s’arrêter, en quelque sorte rejoindre la rive, sortir du temps apparent dans lequel, selon toute vraisemblance je me noyais, happé, au hasard de la navigation, par tel ou tel sourire, telle ou telle silhouette issus de la  géographie sentimentale comme autant de bouées jaillies du passé, anticiper le rendez-vous au risque d’être malvenu, ou bien plutôt le confirmer, de loin, en passant, « hé-ho, à tout à l’heure », au risque cette-fois de passer pour un lourdingue.

Non non non, autant filer tout droit vers la case des doux-dingues, ranger ces putains de course et revenir fringant quoique fripé, éclaboussé, mouillé jusqu’au cou pour dire vrai. Ce sont des choses qui arrivent.

Jump-Park, Thorigny-sur-Marne, le 30-08-08

La Foule, Ángel Cabral, 1936

par Richard Galliano & Wynton Marsalis | Jazz in Marciac 2008