C’était il y a longtemps, à l’époque où les souvenirs ont encore du corps, la matière du corps vivant avec ses humeurs, le visage et le phrasé de celui qui parle (on se souvient plus facilement de ce que l’autre disait, on voit encore bouger ses lèvres, car pour soi-même on l’a oublié) le grain de la voix, les rides sur la peau, ses imperfections, un bouton sur la lèvre, un chignon défait, des mèches qui volent, leur odeur, et leur odeur est dans le mouvement, elle est ce mouvement, et ce mouvement est lui-même sa propre odeur. La danse des cheveux tourne en boucle dans le souvenir de son odeur comme des derviches sur une musique répétitive. L’odeur des gens. L’odeur fraîche aux narines du matin, les odeurs foncées du soir. Celles de la nuit, les odeurs vivantes des maisons et des appartements qui veillent sur le dormeur. La couleur du papier peint et ses éraflures derrière la chaise, près de la poignée de la porte. La texture du dessus de lit. La tête de lit. Le crucifix avec son brin de buis fané. La tête du Christ aux cheveux poussiéreux douloureusement penchée vers ce qui se passe en bas et qu’il ne juge pas, selon toute vraisemblance, et c’est heureux. Les premiers livres (leur grain, leur couleur, leur odeur, le bruit des pages qui se tournent). Les premiers rêves. On se souvient aussi avec précision de certains rêves, ils ont été isolés par on ne sait plus quel élément décisif et ils réapparaîtront plusieurs fois dans d’autres rêves, avec à chaque fois un goût différent dans la bouche au réveil et comme fixés par une nouvelle couche de sucre liquide, à jamais figés en mouvement dans l’épaisseur du mystère.

Lorsque j’aurai quitté ce pays, sans doute me souviendrai-je de ses odeurs, avec les bruits et les couleurs ensemble, comme un seul être, et les horizons au bout des nuages. Derrière quoi, un ailleurs et d’autres rêves, et d’autres gens.