C’est pas le tout, comme dirait Joseph (une vieille blague de lycée, à l’époque il y avait un journaliste sur France Inter qui s’appelait Joseph Paletou ; mais laisse tomber). C’est un voisin photographe avec qui je parle tous les jours derrière la haie (derrière chaque haie il y a un voisin à qui parler. C’est commode, la haie est un geste barrière à elle toute seule, on respecte ainsi la distanciation sociale, en attendant une réévaluation de la doctrine, selon la belle formule gouvernementale directement issue d’une grande école de commerce. C’est commode, les écoles de commerce, ou l’ENA, ça vous fournit un langage tout fait directement applicable à n’importe quelle situation de conflit ; des expressions auxquelles personne ne comprend rien, sauf que, en creux, on voit bien que cela dissimule un grand désarroi, un désarroi scolaire en quelque sorte, et cela n’a rien d’étonnant de la part d’une bande de gamins, regardez-les bien s’agiter, aucune intention de nuire derrière tout ça, quand tu sors d’une école de commerce tu es incapable de second degré, tu es persuadé de bien faire sans aucune espère de recul, c’est dans ton ADN, tu fais le job et puis c’est tout. Les chiffres tombent chaque jour à heure fixe, froids comme la mort et puis on arrive à un plateau, comme celui d’une belle courbe statistique sur un tableau d’HEC, et la victoire est presque là, on sent bien déjà les futurs applaudissements, le champagne en douce, les filles faciles et le capitalisme sera le grand vainqueur, comme d’habitude, inutile de faire des phrases. Le système de santé ? mais ce sont des gens formidables, mon vieux, regarde comme ils y sont arrivés, on avait bien prévu le coup, hein, continuons à fusionner ! Mais là n’est pas l’objet de ce billet, puisque c’est le jour de Pâques). Le voisin m’a dit, et bien, c’est simple, puisqu’on ne voit plus personne je fais le portrait des fleurs. De toutes les fleurs.

Un parent, avec qui je correspond quotidiennement m’a envoyé deux photos de famille, dont une que je ne connaissais pas. Ce sont deux photos de ma mère accompagnée de son cousin à des époques différentes. Je date la première de la fin des années 20. Charlotte et Georges les pieds dans la rivière du Faou, ou peut-être dans l’Anse de Keroullé, je ne sais pas. Ce qui me frappe, au-delà du geste tendre de ma mère autour des épaules de son cousin, c’est son expression, les traits qu’elle conservera intacts toute sa vie. La mer est froide, probablement. Les visages, malgré un timide sourire, sont durs. De sorte que, par un effet d’optique, ou plutôt de brouillement historique, alors qu’elle a dix ans à peine il me semble voir le corps d’un enfant auquel on aurait ajouté une tête d’adulte (coiffée d’un couvre-chef étrange) comme sur certaines photos d’Europe centrale à la même époque, par exemple les photos d’André Kertésj. Le contexte est tout autre, forcément, et le grand-père veille, comme souvent sur les photos il est là, totem familial et par ailleurs chef de gare, épargné par la Grande Guerre du fait de sa fonction.

La deuxième photo montre les mêmes trente ans plus tard, cette fois-ci près de Granville, je le sais par une autre photo du même film daté 1949 où ma mère chevauche la moto de Georges pas très loin de la maison des parents Dior (voir à la fin de cet article). Je ne crois pas reconnaître pas Granville, ni même Jullouville, j’observe la dune à l’arrière-plan et ils doivent être à Donville-les-Bains, ou peut-être Saint-Martin-de-Bréhal, difficile à dire. Pas loin d’ici, en fait. Géographiquement proches, tout d’un coup. En dépit des épreuves traversées chacun de son côté, ils ont l’air serein, c’est un week-end de rencontre, en été. Sans doute est-ce mon père (lui aussi rescapé d’une guerre, mais la Seconde) qui tient l’appareil photo, son Foca, il n’a jamais su vraiment utiliser le posemètre et la photo est surexposée, mais j’aime bien le cadrage. Et puis les photos d’époque, c’est toujours la même chose, hein, on y tient à son Barthes (une autre école, mais pas celle de commerce) ce sont bien les photons qui ont touché les corps qui se retrouvent emprisonnés dans le bromure d’argent, ça vous en ajoute une couche de sensibilité, forcément.

Sinon, je me répète mais c’est Pâques, c’est important, les gens qui ont reçu une éducation chrétienne le savent, même quand leurs études les ont éloignés du concept, jusqu’à parvenir à l’extrême opposé ça reste vissé au corps, inextirpable (mes amis communistes fils de communistes nés avant 1950 ont du mal avec ça, je comprends, le point de vue diverge, enfin bref, il est possible de s’abstraire et désormais on est sur la même barque, intellectuellement et émotionnellement) mais je m’éloigne du sujet, une fois de plus. La période n’est pas propice à la suite dans les idées, même lire est difficile, parfois. Ecrire, n’en parlons pas.

Donc on a fait comme si de rien n’était, inutile d’applaudir (la façon dont on traite les vieux dans les EHPAD, c’est dégueulasse ; mais non, j’avais dit que je ne parlerais pas de ça. L’approche globale, mon cul). On a acheté, symboliquement, en accord avec la bonne vieille tradition païenne, des œufs de Pâques, on les a disséminés dans les endroits habituels typiques de la pratique, jusqu’au fond du jardin mais, par précaution, loin du volcan éteint des cendres de l’hiver, pour que personne ne se salisse dans ses coulées noirâtres. On entend juste les oiseaux et des milliards d’insectes, la troupe de pintades du voisin, les poules plus discrètes, et tout ça disparaîtra en moins de temps qu’il n’en faut pour faire d’un enfant sans défense, mais bien né, un bon soldat sorti d’une école de commerce, ça urge. Tout urge, désormais.

Les petits-enfants, pour l’heure confinés dans un immeuble parmi des milliers d’autres enfants (ils sortent jouer dans la cour, comment les en empêcher…) viendront y faire la chasse un jour prochain, il n’y a pas de doute. Chacun, on a encore des souvenirs de chasse aux œufs avec un panier, tu refroidis, tu tiédis, tu brûles, et ça nous manque, cette chaleur. Sévèrement.