Sur la route de Montigny, après la dernière maison du bourg sur la droite c’est une nouvelle fois le  crève-cœur, la même petite tristesse qui vient s’ajouter à tant d’autres. Des promoteurs immobiliers abattent une parcelle de bois alors que la Marne, quelques dizaines de mètres plus bas, n’en peut plus des ruissellements. C’est à croire que la croissance ruisselle de tout côté, en marche à la va vite et sauve-qui-peut, attention aux éclaboussures. Vu autrement, l’évidence d’une telle démonstration, causes et conséquences exposées au même endroit, preuves à l’appui, à de quoi faire sourire comme un collégien devant les expériences explosives de son prof de chimie. Seul un petit souvenir de cet acabit est à même de détendre le passant (l’après-midi, en ville je m’arrêterai devant la vitrine de l’agent immobilier ; sur la porte vitrée, une pancarte : « non à la limitation de vitesse à 70 km/h » ; rire nerveux, cette fois :  encore plus vrai qu’une caricature).

 

 

Un peu plus loin sur la route, devenue caillouteuse, il faut faire attention où poser le pied, tenter d’éviter flaques et nids-de-poule. Soudain, une zébrure rousse déboule du talus à la perpendiculaire, prend la fuite devant moi, stoppe, jette un œil en arrière et repart droit dans le talus. Cela a pris à peine trois secondes. Une fouine, probablement. Mais j’ai un doute. Ce ne devait pas être un furet, mais peut-être une belette ? J’ai à peine eu le temps de voir son plastron, blanc m’a t-il semblé, avant que la bestiole ne disparaisse. La question restera donc en suspens, question ouverte sans attendre de réponse autre que le vent frais qui commence à se lever. Demain matin, d’ailleurs, il neigera assez fort.

 

 

C’est le bruit du vent, sans doute, qui m’a distrait de celui de la voiture arrivant droit devant. Je me range calmement, la bagnole me frôle à une vitesse anormale. J’ai eu le temps de voir les yeux du conducteur qui me fixaient comme une cible qu’il aurait ratée. Incompréhensible hargne, parfois, à l’égard du piéton, et plus généralement de tout ce qui ne le concerne pas, peut-être aussi d’ailleurs à son propre endroit.

J’avais déjà croisé ce genre d’animal (je veux dire, la fouine, ou la belette) en ville, et cette fois j’étais en voiture. Il sortait de dessous un portail mitoyen du trottoir. En l’occurrence, ce devait être un furet. Par précaution j’avais freiné, ce qui avait provoqué l’ire de la conductrice qui me collait à deux mètres derrière. Coup de klaxon rageur dans le rétroviseur (je vois ses lèvres se déformer, son front se plisser, elle jure). L’animal continue sur sa lancée tandis qu’une voiture de la gendarmerie arrive en face et un peu trop vite. Catastrophe évitée de justesse, le furet — virgule de rouille — effectuant un demi-tour éclair à 20 cm de la roue militaire. Regard suspicieux du conducteur en képi, celui-ci n’ayant rien vu de ce qui se passait, et devant s’étonner de me voir arrêté au milieu de la rue, tandis que la passagère arrière — peut-être avait-elle aperçu la manœuvre de la bestiole sur l’asphalte, compris plus vite que son gradé l’enjeu de la situation — offrait un visage souriant et apparemment rassuré. J’étais heureux, non seulement d’avoir permis la fuite de l’animal, mais aussi d’avoir absorbé, dans le temps qu’il faut à une virgule de rouille pour se retourner, les trois visages contigus de la haine, du reproche et de la sympathie.

 

 

Cependant sur la plaine imbibée, pas un bruit. La plupart des routes sont coupées en un point inférieur inondé par la crue. À l’approche du fleuve, le silence s’accentue. C’est le vent, sans doute, qui n’a plus, pour jouer, sa prise habituelle sur les herbes, les arbustes, Seules les lignes téléphoniques claquent et chantonnent. Les chevaux du manège se sont rassemblés comme ceux d’une armée. Le fleuve élargi, indépassable, a repris son antique rôle de frontière. La plaine, au delà de Villeroy, semble déjà lointaine, dangereuse. On pourrait voir apparaître des cruelles moustaches à l’endroit même où est enterré, parmi d’autres, Charles Péguy avec une balle dans la tête.

 

 

Le silence s’intensifie. La puissance du fleuve augmenté, supérieure à celle de dix mille voitures, n’est pas plus bruyante qu’un roulement à billes. Drôle d’ironie, la piscine abandonnée est entourée par les eaux. La plupart des gens ont désormais quitté les lieux, il est possible d’entendre ça et là le ronronnement d’un groupe électrogène, mais c’est surtout le blop, ou le glub, d’un petit poisson qui rythme le pas du promeneur. D’ailleurs, où sont passés les pêcheurs de carpe, les harponneurs de silure ? Les débris de leurs sites, noyés sous plusieurs mètres d’eau, vont-ils à terme, lorsque la mer aura définitivement pris la mesure des estuaires, rejoindre le collectif industrieux des hommes du Magdalénien ?

 

 

C’est l’heure du retour pour les amis parisiens. Le chemin de fer (il enjambe la Marne deux kilomètres plus loin) n’a pas d’équivalent pour scander les images, par quoi tout est dit, mélangé et effacé dans la minute ou le siècle qui suit.