Les belles chansons reprennent vie

Souvent

L’air et les paroles nous agacent

Longtemps

Près de la rivière, derrière l’aérodrome où jouent les petits Cessna, les aubépines et leurs sœurs exhalent un bonheur accessible dans l’immédiat. Un vent léger le transporte sur l’autre rive. Sans trop y croire, l’ombre s’attarde dans l’herbe mouillée. La victoire est proche (bientôt, l’odeur d’invisibles et persistants lilas ?)

En cet endroit, hier encore, des caravanes. Aujourd’hui, c’est à peine si l’on remarque un creux dans le lit défait de la clairière. Cette parole donnée, chez certains : ne pas laisser de traces.

Il y a déjà du travail dans le jardin. Ceux qui prendront la suite devront se débrouiller avec les carottes et les petits pois. S’ils n’aiment pas ça, ils pourront toujours en faire des conserves, ou les donner au Secours Populaire près du garage Renault. Ou les deux, successivement, ce qui serait encore mieux.

En attendant le moment de partir, il est agréable de jouer à la petite bête qui monte, qui monte derrière les fétuques et leurs cils hypersensibles. S’il faisait moins frais, on pourrait faire des photos de nu comme celles de Lucien Clergue dans les dunes (heureusement pour tout le monde, il y a encore beaucoup de « si » avant de passer à l’acte déclencheur).

Hier, nous sommes allés dire au revoir à l’amie C. qui se bat avec un crabe envahissant, épuisant, « un panier de vieux crabes, désormais » dit-elle. J’ai toujours admiré son petit jardin qui me semble conforme à ce que j’en lisais ou voyais, enfant, quand il était question des jardins parisiens. Un jardin qui faisait rêver, un jardin dépaysant. Un jardin où prendre l’apéro. Images vues dans des films français des années 50 ou 60, sans doute, où des grands-pères d’opérette s’endormaient sous leur chapeau de paille les dimanches après-midi, tandis que les parents s’engueulaient et que les petits-enfants allaient découvrir le monde de l’autre côté de la rue, avec à la main un Opinel ou la canne à pêche de l’ancêtre assoupi. La bande-son, du jazz manouche, forcément.

Avec C. nous regardons un album de photos d’un voyage en Norvège, il y a trente ans avec son mari. Les bateaux dans la brume des fjords, sur les photos argentiques d’un piqué et d’une douceur extrêmes, ont plus de profondeur que tout ce que l’on voit habituellement sur internet ou à la télévision. Une hallucination de la mémoire affective, certainement.

Dans la bagarre, c’est à dire le nez dans les cartons, remontant de la cave transformée au fil du temps en crypte à souvenirs, je n’ai pas oublié que ma mère aurait eu cent ans, le onze de ce mois-ci. J’ai hérité d’elle le goût de la marche et des déplacements, le plaisir du voyage. Sur la photo, à l’arrière-plan le Beaufortain me semble-t-il (je ne crois pas que ce soient les Aravis). Elle est un peu gênée, elle ne savait jamais quelle position prendre sur les photos, quelle figure adopter. Son goût de la composition, obsessionnel, était tel que rarement atteint dans les faits. D’où, peut-être, cette légère mélancolie qui tournait parfois à la déprime, cette dernière définitivement ancrée après qu’elle eût perdu sa fille. Le reste du temps elle avait été gaie, et il m’arrive encore d’entendre son rire, la nuit ou en plein jour, et je tombe sous le charme aimant de la personne qui rit. Il s’agit paraît-il d’un accident fréquent et inoffensif.

Le soir même, en sortant du Carrefour :

— Partir, partir… On sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on trouve !

— Oh ça va, René. Change de disque.

[Je prie les lecteurs qui passent par ici, habituellement ou par hasard, de me pardonner ; pour des raisons techniques il me sera difficile dans les semaines à venir de leur rendre la pareille. Nous nous retrouverons je l’espère cet été, lorsqu’il fera clair]