Pour commencer il y aurait eu l’envie, préalablement, de vivre ici, dans cette maison ; le désir vif et inattendu de s’y arrêter à rebours comme cela arrive parfois quand on voyage, depuis la fenêtre d’un TER, quand les voies ferrées pénètrent aujourd’hui encore dans les villes et jusqu’au coeur sinueux des campagnes, laissant apercevoir de façon fugitive l’éclair de quelques toits groupés sur un versant proche derrière les arbres ou au fond d’un vallon, ou le long d’une rue près d’une gare, et peut-être cette image flottante se frotte accidentellement à une autre, oubliée dans la mémoire, alors cette collision peut provoquer un désir soudain de rebrousser chemin, et l’on se dit, mince, c’est ici qu’on aurait pu rester, c’est ici qu’on aurait dû vivre. Mais le train continue, bonhomme, et il est tard.

La mer monte, inlassablement, et elle finira par engloutir toutes nos cochonneries. Elle en a déjà digéré pas mal, de ces déchets, et pourtant on parle encore d’aller exploiter ses fonds où gisent, paraît-il, des nodules de métaux rares et on ira les draguer en masse pour fabriquer des batteries électriques et sauver la croissance. C’est fou, ce besoin de toucher le fond, on en a des exemples tous les jours. On aurait aimé une issue moins abjecte.

Et nous d’imaginer être là, en lisière provisoire, fatigués de tout, près de l’engloutissement pourvu qu’il soit long. On aurait habillé les murs de livres (façon de parler, évidemment cela supposerait avoir conservé tous les livres, même – surtout – ceux qu’on ne lira jamais, ils nous auraient suivis comme le trésor d’un pirate borgne et cul-de-jatte dans une goélette affrétée pour l’occasion), des livres pour comprendre et anticiper, ne pas mourir dans la confusion d’un malentendu. Non, plutôt s’effondrer dans la frondaison d’un massif de ronces.

Ce serait vaguement romantique, comme idée. Les volets de la maison étaient clos pour nous prouver leur capacité à réfléter les tourments du ciel, vaste panorama de nuages en effraction : Au voleur !

[Une idée : ne pas oublier de venir à deux. On n’imagine pas comme les lits des vieilles maisons trop longtemps inhabitées mettent du temps à se réchauffer quand on est seul]

Sur une table, un livre en cours de lecture (par nous deux, alternativement ; le papier est devenu rare et cher) avec des languettes adhésives mobiles Post-it, l’une rouge fluo et l’autre vert pomme ; ce sera le livre de Claudie Hunziger, Un chien à ma table (chez Grasset, 20 euros 90). La languette rouge serait à la page 177 :

Tous les matins, vers quatre heures l’été, vers sept heures l’hiver, quand l’impatience d’aller retrouver les mots me réveillait, l’air autour de la maison commençait à résonner du sifflet des oiseaux. J’avais un jour expliqué à un collégien sensible à la disparition des oiseaux et qui n’admettait pas qu’on lui fasse déchiffrer Lancelot du Lac de Chrétien de Troyes, ce qui l’embarrassait de mots oubliés qui ne lui serviraient à rien, je lui avais expliqué que les mots et les oiseaux, ou plus exactement le phrasé de nos mots et celui de leurs chants, étaient sans doute liés, invisiblement liés comme deux vases communicants abreuvés à la même nappe phréatique, issus du même fleuve Diversité, et soumis les uns et les autres à la même pression atmosphérique. Beaucoup d’espèces de mots, grande variété d’oiseaux.

Les mots, les oiseaux, ensemble liés, fragiles, abimés, décimés par nous, ça, je le ressentais très fort. Quand est-ce que tout avait commencé ? Sans doute bien avant qu’on s’en aperçoive. À quel moment tout s’était-il mis à foirer, visiblement ? Qu’est-ce qui s’était joué dans notre dos dont on avait ignoré les signaux lugubres ?

… et la languette verte est déjà à la page 181 :

– Mais pourquoi utiliser toujours l’imparfait ?

– D’abord, c’est déchirant, l’imparfait, et j’aime ce qui d’être perdu me déchire. Je suis un fantôme racontant les souvenirs d’un monde qu’il a connu. Les livres à venir seront sans doute très différents. Peut-être seront-ils seulement des questions rageuses : Est-ce qu’il y avait des jacobées à fleurs jaunes? Est-ce qu’il y avait des loups dans les forêts ? Des ours ? On pouvait vraiment courir dans l’herbe pieds nus? Nager dans des lacs? Que veut dire: L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ?

Mais peut-être, les livres à venir n’auront-ils plus aucune curiosité, plus aucun regret. Le passé effacé.

Alors est-ce qu’ils seront encore des livres ?

Il ne faudra surtout pas oublier, inséparable de cette maison, le jardin brouillon avec au fond une barrière ajourée, pour l’enfance, le tumulte des temps, va savoir

 

(photos : Portbail, il y a une dizaine de jours en soirée, et la pleine lune à Nicorps au-dessus du talus)