Chez Giovanni Merloni le 15 novembre 2018

 

 

Cher Giovanni,

Ce ne sera pas facile, mais je vais essayer de le dire. Tu me pardonneras, j’en suis convaincu, quelques imperfections, une mémoire défaillante, de possibles inexactitudes, etc. Après tout, l’exercice, c’est juste un petit bout de la peau sur la table.

C’est le jour de la Toussaint, cher Giovanni, vers le milieu de l’après-midi, que j’ai commencé de réfléchir au thème de la ronde. « Figures », donc (coquetterie personnelle, j’essaierai de ne pas écrire à nouveau ce mot par ici). Il faisait gris clair, les nuages filaient haut, le jardin brumait doux, la maison était calme ; beau décor pour les revenants, comme tu sais. Quatre jours plus tard, le dimanche, des marins bien réels allaient quitter Saint-Malo à quatorze heures tapantes en direction de Pointe-à-Pitre. La Route du Rhum fêterait ses quarante ans, je boirais à notre santé, et cette lettre serait terminée.

La première édition de la transatlantique française, en 1978, fut un évènement considérable, même si le parcours s’annonçait a priori moins austère, presque plus facile dans la douceur alizéenne que son modèle anglais à la limite des icebergs, de Plymouth à Newport ou à Boston. Toute la semaine avait connu l’arrivée des voiliers dans le bassin Vauban, il y avait de quoi s’en mettre plein les yeux, et le passage des écluses, la veille du départ, fut un point critique lorsqu’on vit manœuvrer, à distance humaine, des marins prestigieux. J’ai souvenir, en particulier, de la silhouette élégante d’Alain Colas, avec ses rouflaquettes qui le faisaient ressembler à un Capitaine d’Empire, mais je me rappelle aussi les jurons retentissants de Florence Artaud, pour qui la manœuvre s’était moins bien déroulée (je ne la connaissais pas du tout avant que Ouest-France n’en fasse un portrait détaillé dans son supplément occasionnel). À vrai dire, je regrettais un peu l’absence du massif Tabarly, et de ses silences. Et puis on n’avait pas encore inventé la transat en double, mixte tant qu’à faire (ou non, why not), un truc à ne pas vouloir forcément arriver le premier, ou alors si, au contraire, enfin bref.

Le lendemain matin nous étions au Cap Fréhel, pressés au bord du ravin parmi la foule démesurée qui nous ferait passer, aux informations télévisées du soir, pour une colonie de macareux moine (ou de guillemots de Troïl). Vers midi la brume s’était levée à demi, la mer blanchie par les sillages des vedettes, bateaux suiveurs et chalutiers de marins-pêcheurs sortis pour l’occasion, rendait difficile la lecture du plan d’eau. C’est à peine si trois ou quatre mâts plus hauts que les autres, à l’horizon vers Cancale – et vu d’ici plus toilés , laissaient deviner l’existence d’une régate avant la bouée jaune de Fréhel, amplifiée métonymiquement pour l’occasion par un ferry de la Brittany (sur quoi, des VIP). À partir de là allaient s’écrire concrètement toutes les performances individuelles à portée planétaire, « de la poésie moderne, de la poésie en action, de la réalité et du rêve, une noble formule de vie, – et non seulement de la bonne propagande comme le jugent les officiels » pour paraphraser Blaise Cendrars à propos de St-Ex dans La Vie dangereuse. Aussi, prendre la mer, Giovanni, quelle affaire ! Sur la butte, dans chaque groupe quelqu’un avait son transistor à portée d’oreille pour illustrer l’image rendue par les jumelles. Enfin, c’était une fête populaire, au fond, un bol d’air sur la France giscardienne finissante. Sur la route du retour, dans la lande on avait croisé cette espèce de carriole, ou de chariot en bois, meuble décoratif abandonné là depuis longtemps par une équipe de tournage après les prises de vue d’un film américain (avec Kirk Douglas, une histoire de Vikings) sur le Fort la Latte. Peut-être dort-elle encore, maigre charrette vermoulue, au fond d’un jardin de Plévenon ou des Sables-d’Or. Tout comme dort Manureva englouti, perdu démantibulé dans un abysse caribéen, on allait finir par le savoir jusque dans les boîtes de nuit (« Des jours et des jours tu dérivas / Mais jamais-jamais tu n’arrivas / Là-bas ») .

Bien sûr.

Chose curieuse, je n’ai pas retrouvé les photographies de cette époque. Elles doivent pourtant être en évidence au fond d’une des caisses étanchéifiées au scotch dans la cave, les miennes en vrac, et celles de ma mère étiquetées, datées et classées par ordre chronologique. Oui mais dans quelle caisse…

Je me relis, ce soir, avec sur le nez les lunettes pour voir de près, plus légères et confortables que celles aux verres progressifs dont je n’ai pas l’usage à la maison ; les flous du lointain, dans cette configuration, n’étant guère impénétrables. En levant les yeux, sur la bibliothèque du salon j’aperçois soudain comme une carte postale, une image bleutée dont les contours brumeux, pour la raison précitée, ne me permettent pas de savoir ce qu’elle représente, mais dont la forme générale du motif me semble en liaison très nette avec tout ce que je viens d’écrire (et là ce sera fini, Giovanni, je te le promets, la limite symbolique des 5000 signes après quoi l’attention baisse, paraît-il, ne sera dépassée que de peu). Je me rapproche donc du rayon, et c’est en effet une carte postale, je m’en souviens maintenant, achetée avec les petites-filles quand nous étions allés ensemble au musée Picasso. Grande baigneuse au livre, 1937, est-il inscrit au dos (je t’en joins une copie que tu pourras faire apparaître, si tu veux bien, à la suite de ma lettre ; chaque lecteur plissera et déplissera les yeux à sa convenance). Tout y est, inutile d’argumenter, le résumé de l’affaire est manifeste : la lectrice, concentrée sur elle-même, sur la forteresse de sa lecture, tient son histoire sous les yeux comme le marin son compas, et le vent dans la voile – spinnaker gonflé à bloc(s) – est le destin du monde, l’horizon arrondi diffracté tout là-haut, le bleu appliqué sur le corps de la terre.

Je te salue, cher Giovanni

Dominique Autrou