La ronde N° 34 : Épreuve(s)

chez Dominique Hasselmann

Épreuves, extraits

« Alors ne me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me la dire ; et s’il s’agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites-là comme on la dit à un arbre, ou face au mur d’une prison, ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit ; de me la dire sans même me regarder. Car la vraie seule cruauté de cette heure du crépuscule où nous nous tenons tous les deux n’est pas qu’un homme blesse l’autre, ou le mutile, ou le torture, ou lui arrache les membres et la tête, ou même le fasse pleurer ; la vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou de l’animal qui rend l’homme ou l’animal inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu d’une phrase, qui se détourne de lui après l’avoir regardé, qui fait, de l’animal ou de l’homme, une erreur du regard, une erreur du jugement, une erreur, comme une lettre qu’on a commencée et qu’on froisse brutalement juste après avoir écrit la date. »

Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton (le dealer), 1986

C’est un peu à la façon dont les bêtes, sauvages ou domestiques : serpents, aigles, poules et grands singes, abeilles ou éléphants ; à la façon dont elles se terrent, hurlent, s’éteignent, s’étreignent, fuient ou s’éclipsent en meutes à l’aube des grandes catastrophes : incendies, ouragans, émissions de gaz volcaniques, séismes ou maëlstroms, et avant même que toute science prédictive, dépassée par l’évènement, en ait donné l’alerte ; attestant au passage leur intense écoute du milieu dans lequel elles vivent, sans commune mesure avec notre appréhension froidement vénéneuse de la terre et de l’environnement ; un peu de cette façon animale et spontanée lui seul entendait, déjà éveillé au creux de son lit, les premières et infimes vibrations sonores très particulières du moteur de la Coccinelle VW, quatre cylindres à plat, bien avant qu’elle ne tourne la départementale située pourtant à plus de deux kilomètres, les samedis matin avant six heures, et qui étaient la prémonition d’une plage de volupté entre ses bras.

Depuis ce temps les négatifs développés étaient restés là, tranquillement aplatis entre les pages d’une encyclopédie certes universelle, mais conséquemment très volumineuse, qu’il ne consultait plus depuis des lustres et qu’il s’apprêtait à porter à la boutique solidaire où elle ferait le bonheur de quelqu’un, lui avait-on assuré au téléphone. Ce fut une surprise de les voir apparaître, protégés par leur papier cristal, en feuilletant inopinément l’un des tomes (précisément le volume 3, de « Barrage » à « Causalité ») comme la révélation d’un oubli, surprise redoublée puisque, avant même de les passer au scanner pour les visualiser en positif, il s’était fait la remarque, reconnaissant la personne au visage en grisailles inversées sur le film 35mm, que le mot employé pour désigner son appareil numérique était identique à celui ayant permis, dans un contexte médical, de localiser la tumeur dont elle devrait subir l’emballement incontrôlable quelques mois plus tard. De cette facétie de la langue, qui en d’autres circonstances eût été assez drôle, il ne sut trop que faire sur-le-champ, l’écriture en souffrance.

Dès lors seul, et pas tant morose, parfois un brin mélancolique, on le vit marcher dans la campagne alentour à toute heure du jour et même de la nuit. Les dimanches il restait dans les limites imprécises du jardin dont il avait désormais la garde. Un matin de juin il aperçut, pris dans les ronces, un portail en galva oublié là par le précédent gardien ; il avait dû avoir son utilité au temps des pâtures pour dissuader les bêtes d’aller divaguer sur la route. Stupéfié par sa beauté brute — il ressemblait à un Mondrian délavé par la pleine lune, l’alternance des marées ou celle des saisons et dont les couleurs se seraient évaporées, laissant seul apparent le cadre directif, ou l’ossature primitive, ou la marque d’une absence — il en vint à l’extraire de son épineux carcan. Poreux aux fantômes transportés par le vent, dans son âme retrouvée il se déploie désormais à l’ombre des grands arbres et témoigne, pour aller au fond des choses, d’une résistance à toute épreuve.

« Même à la lanterne magique, il ne faut pas se faire de cinéma ; la plupart des liens solides se nouent au-delà de l’intellect et ne s’expriment que rarement dans les livres, mais dans les tatouages que l’on peut voir à la plage ou à la morgue, dans deux mains qui serrent une épaule sur un quai de gare et garderont ‒ trop longtemps peut-être ‒ cette chaleur et cette élasticité dans les doigts, dans des cartes écrites par des militaires et si mal adressées qu’elles arrivent par erreur chez de vieilles folles auxquelles on n’avait jamais dit des choses si tendres, dans le silence de deux visages qui s’enfoncent au tréfonds de l’oreiller comme s’ils y voulaient disparaître, dans ce désir si rarement comblé qu’ont les mourants de trouver le bout de l’écheveau et quelque chose à dire, dans la fenêtre qu’on ouvre ensuite, dans le silence d’un enfant qui fond en larmes, perdu dans la rumeur d’une langue étrangère.

Courage, on est bien mieux reliés qu’on ne le croit, mais on oublie de s’en souvenir. »

Nicolas Bouvier, Chronique japonaise, 1967