La gamme des verts juxtaposés couvre la vallée et la plaine ;

Et les arbres sont si profonds qu’on ne voit pas leurs fleurs.

La brise et le soleil, ne sachant plus à qui témoigner leur tendresse,

Reviennent caresser le chanvre et les mûriers.

Wang Ngan-che, Promenade en banlieue, XIe siècle

(Anthologie de la poésie chinoise classique, Poésie/Gallimard)

Sur le plateau briard, au-dessus de Montry, une parcelle est cadastrée sous le nom des Hautes Terres. Il s’y trouve un château, à l’origine du XVIe siècle, mais dont ce billet ne parlera pas. Ou alors juste une chose, par exemple et goût de l’anecdote. Le 1er juin 1940, le Colonel de Gaulle, le château étant depuis janvier le siège du Grand Quartier général français, y reçut le grade de Général de brigade. Il y rencontra, huit jours plus tard, le Généralissime Weygand, c’est à dire son chef, entrevit l’arnaque, ne convint pas qu’on pût, en un mot comme en cent, baisser les bras, exprima son désaccord, partit. On connaît la suite.

Le château est au centre d’un jardin anglais imaginé par les frères Bühler ; on reconnaît peut-être leur signature dans les bosquets de séquoias qui vont, par groupes de trois, donner au jardin une allure de scène dont on attendrait les toiles, mais les toiles ne viennent pas et le promeneur, lui, va, de mâts en mâts. Au centre du triangle, les troncs (qui à la pression du doigt résistent, mollement, on dirait du balsa cotonneux qui résonnerait creux) d’une hauteur vertigineuse, écartent leurs bras d’une ère et d’un mouvement anciens. On ne serait pas étonné de voir planer le ptérosaure ou le ptérodactyle.

C’est un immense globe vert clair, devant la façade nord du château. Il y a quelques chose qui cloche. On imagine tout de suite une illustration de Léon Benett pour La Jangada de Verne, chez Hetzel. Les prémices d’une forêt primaire, Amazonie. Le sophora du Japon, ou arbre à miel, qui en réalité vient de Chine, planté il y a à peu près deux cents ans, c’est à dire peu de temps après son introduction en Europe, a une particularité accidentelle. Une tempête le fendit en deux en 1930, mais la partie du tronc couchée continua de croître en marcottant, c’est à dire en reconstituant des racines à partir des branches au contact du sol. Comme certains hêtres, dits tortillards, Les faux de Verzy, près de Reims, ailleurs aussi certainement, ou comme les fraisiers. D’où cet aspect foisonnant, mousseux, en plusieurs dimensions, l’arbre étant désormais, sur une aire de plus de 1000 mètres carrés, plus large que haut.

Il faut pénétrer sous sa voûte — curieusement, le silence se fait, on y parle bas, comme dans une chapelle romane un peu mal en point, semi-ouverte aux vents, j’ai pensé à La Chapelle-sous-Chapaize — pour mesurer l’extrême complexité de son architecture évolutive. On ne marche pas sur les caractères effacés par les pas, par le temps, des pierres tombales, mais sur un substrat sec, sphaigneux, souple, un tapis de tourbe de la même douceur pâtissière qu’une pierre d’église. Le toit est un paradis, je n’y peux rien, et le photographier un acte dérisoire. D’ailleurs, sous l’arbre sont des peintres, et des dessinateurs.

Le sophora est un arbre solitaire qui pousse en plein vent. Il faut croire, ici, que l’absence de piétons (l’endroit est privé, l’établissement qui occupe les lieux tient beaucoup au caractère symbolique de gueule cassée, mais résilient, de la plante, l’assimilant à un totem) est favorable à la légèreté du sol, sa porosité, l’absence de poids sur le système racinaire. C’est sans doute vrai, et pourtant, à partager ainsi pendant quelques heures la vie de cette personne (ou bien plutôt étaient-elles plusieurs, je ne suis pas sûr d’avoir bien entendu, il faudrait y rester des jours, faire retraite, en quelque sorte) elle murmurait, de ses gousses, des gammes, et c’était une vibration musicale, aussi, un chant. Les Gitans qui campent, par ici et en tout lieu, le diraient mieux que moi, je crois.

For Sephora

par Trio Rosenberg | Live from North Sea Jazz Festival 1994