Dans la lignée des « Vases communicants », le « Va-et-vient » reprend le même schéma de communication : un échange entre personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog d’une autre.

Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de ce onzième échange est : Invalides.

J’ai aujourd’hui le grand plaisir de recevoir à nouveau Marie-Christine Grimard, auteure du blog Promenades en Ailleurs. Par conséquent, vous pourrez lire ma contribution sur son propre blog.

(Les précédentes parutions peuvent être consultées dans la section archives du présent blog)

L’autre échange a lieu simultanément entre Marlen Sauvage (Les ateliers du déluge) et Isabelle-Marie d’Angèle, à qui je souhaite la bienvenue.

Par ailleurs Amélie Gressier (Plume dans la main), et Dominique Hasselmann (Métronomiques) participent en solo à l’exercice du jour.

Le Va-et-Vient N° 12 paraîtra le vendredi 5 avril, le thème en sera : Complicités.

À vos claviers, et merci de nous signaler votre participation avant la date de publication !

– C’est une belle journée, n’est-ce pas ?

– Je ne vois pas ce qu’il y a de beau ici !

– C’est sans doute une partie de votre problème, vous regardez mal…

– Que savez-vous de mon problème ? Je ne vous connais pas et vous ne savez rien de moi, en plus je ne vous demande rien. Qu’est-ce qui vous autorise à me parler, d’abord ?

– Ce fait que je sois un humain comme vous, assise dans ce parc en face de vous et que je vous entende soupirer à fendre l’âme. C’est une raison suffisante, il me semble. D’autre-part, j’en sais plus sur vous que vous ne croyez. On parie ?

– …

– Vous n’aimez pas les paris ?

– Après tout, pourquoi pas ? Allez-y, dites-moi ce que vous croyez savoir, ça passera toujours un moment puisque je suis coincé ici.

– Vous ne m’avez jamais remarquée, pourtant je suis là tous les matins. Vous ne regardez jamais autour de vous, vous êtes toujours plongé dans vos pensées noires à en croire votre regard fermé et vos soupirs incessants. Vous suintez la peur et la révolte. Vous n’avez pas envie d’être là. Vous n’attendez qu’une chose, que l’on revienne vous chercher pour retrouver votre bulle hors du monde devant votre écran d’ordinateur.

– Vous m’en direz tant…

– Je peux continuer longtemps vous savez.

– On dirait bien. Mais ça m’intéresse, en dehors de ces phrases sans intérêt sur mes « soupirs incessants », et sur ma supposée « révolte », que pouvez-vous m’apprendre sur moi que je ne sache déjà, Madame Irma ?

– Que les choses ne changeront que lorsque vous le déciderez !

– Ah ! Là-dessus vous avez tout faux. Ma vie m’a échappé, je suis un invalide et je ne décide plus de rien. Il faudra vous acheter une autre boule de cristal ma petite dame. On va en rester là. Fichez-moi la paix avec vos histoires à dormir debout.

– Ce ne sont pas des histoires et il faudrait vous réveiller au contraire. C’est bien pour cela que je me suis décidée à vous secouer mon jeune ami. A votre âge, invalide ou pas, on ne se laisse pas aller.

– Quand on a l’usage de ses jambes peut-être, mais au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je suis bloqué dans ce foutu fauteuil. Et je ne suis pas votre « jeune ami » !

– J’ai remarqué : c’est un fauteuil roulant que vous ne faites jamais rouler. Votre mère vous pousse jusqu’ici, à côté de ce banc tous les jours depuis un mois. Elle espère que vous profiterez agréablement du bon air pendant qu’elle va travailler. Lorsqu’elle revient vous chercher et vous demande ce que vous avez vu, vous répondez : « Rien ». Évidemment, vous ne levez jamais les yeux de votre téléphone.

– Où voulez-vous que je fasse rouler ce fauteuil ? Dans les chemins pleins de crottes de chien, ou au milieu des hordes de gosses hurlants ? Très peu pour moi.

– A cette heure-ci, les gosses hurlants sont à l’école. Aller, venez, je vous emmène. On va faire un petit tour de parc et vous m’en direz des nouvelles. Eteignez-moi ce téléphone, si le pape vous appelle il n’aura qu’à patienter.

– Laissez mon fauteuil tranquille. Vous êtes une vieille folle. Fichez-moi la paix à la fin.

– D’accord, je vous ficherai la paix à la fin. Mais pour le moment on va faire le tour du parc, et vous venez avec moi, j’ai peur de tomber tout seule et je marcherai mieux en me tenant à votre fauteuil. C’est un échange de bons procédés.

– Sans attendre, elle débloque les freins du fauteuil, attrape les poignées et le pousse dans l’allée.

– De tout façon, je n’ai plus voix au chapitre depuis des mois ; alors…

– Depuis combien de mois exactement ?

– Depuis presque un an. Et je ne veux pas en parler !

– Très bien. Je comprends mon petit. Un an c’est long quand on n’a que 20 ans de vie…

– J’ai 25 ans et j’étais un informaticien d’avenir avant selon ma mère, alors ne me parlez pas comme à un gamin.

– D’accord. Si on parlait d’autre chose ? Ou plutôt si on se taisait pour écouter. Chut.. Écoutez !

– … Quoi ? Ce truc qui s’égosille ?

– Oui, ce rossignol qui vous chante sa plus belle chanson. Taisez-vous !

– …

– Il est parti, vous l’avez vexé en le traitant de truc. Tant pis, on continue. Au détour du chemin, il y a un autre genre de musique, j’espère que vous apprécierez. Écoutez…

– Qu’est-ce qu’on entend ? C’est de l’eau ?

– Oui, il y a un petit ruisseau au fond du vallon qui serpente entre les fougères et les plans de lierre. On ne voit à peine mais on l’entend murmurer. Vous l’entendez ?

– Non. NON. NON ! Pas d’eau ! Je ne veux pas m’approcher de l’eau ! Vous entendez ! Ramenez-moi vers la sortie ! Tout de suite !

– Pas de panique, on ne va pas s’approcher du ruisseau. Il est en contrebas du chemin. Mais ne vous inquiétez pas, on repart. Qu’est ce qui ne va pas, vous avez peur de l’eau ?

– …

– Vous êtes tout pâle. Je suis désolée si je vous ai choqué. Je pensais que le bruit de l’eau vous apaiserait au contraire. C’est un endroit si paisible ici.

– Non, c’est moi qui suis désolé de réagir comme ça. Vous ne pouviez pas savoir même si vous pensez tout savoir de moi juste en vous asseyant en face de moi sur votre banc tous les jours depuis un mois.

– Bien envoyé. Je plaide coupable. Vous n’êtes pas obligé d’en parler si c’est si difficile pour vous. On va revenir doucement.

– … Après tout, je vais vous expliquer ; autant que vous sachiez comment j’ai gâché ma vie et celle de tous mes proches. L’été dernier pendant la canicule, avec mes potes on est allé passer l’après-midi au bord d’une mare où mon père pêchait quand j’étais gosse. Pour faire le mariole et épater Juliette, j’ai piqué une tête. Je me suis réveillé un mois après dans un lit de réa, ma mère m’a expliqué qu’il n’y avait pas assez de fond à cause de la chaleur et que j’avais failli me noyer en m’assommant dans la boue. Les copains m’avaient tiré de là mais la moelle était écrabouillée. J’y ai laissé mes jambes et mes illusions. Juliette n’a pas attendu que je récupère pour se trouver un autre copain et mon père est parti pêcher ailleurs laissant ma mère seule pour gérer le quotidien de « l’invalide ». Tous les jours, je repasse dans ma tête le moment où j’ai plongé en espérant qu’un génie arrête le temps et que tout redevienne comme avant.

– Je suis désolée. Effectivement, c’est … c’est très dur.

– Ouais ! Je sais. Merci. La compassion c’est très gentil, mais ça ne change rien.

– Votre histoire m’a vraiment émue, j’ai les jambes coupées, il faut que je m’asseye. Il y a un banc par ici il me semble…

– Non, il n’y a pas de banc, il reste juste les montants, ils ont enlevé l’assise. Attention, ne vous asseyez pas !

– Oh, merci. J’ai failli tomber à la renverse. Merci beaucoup.

– Mais vous n’avez pas vu qu’il n’y avait plus de siège ? Enlevez ces lunettes noires, elles vous bouchent la vue. C’est malin, comment j’aurais fait pour vous ramasser, moi !

– (sourire) Avec ou sans lunettes, je ne vois plus grand-chose, un dixième à droite et deux à gauche, autant dire que je vois l’ombre et la lumière mais rien d’autre. Parfois ça me joue des tours, comme vous l’avez vu. Mais je l’ai accepté et je fais avec, mon cœur et mes oreilles remplacent mes yeux et c’est très bien ainsi. C’est sûrement pour cela que vous avez accepté de me parler. Entre invalides on se comprend, n’est-ce pas ?

– Vous êtes une drôle de bonne femme, décidément !

– Oui, on m’a souvent dit ça. Je ne suis pas un génie qui pourrait vous rendre vos jambes et votre vie d’avant, mais je crois que je pourrais vous aider à vivre avec cette vie-là. On essaye ?

– Qu’est-ce que je risque ?

– Pas grand-chose puisque vous pensez avoir déjà tout perdu. Vous disiez que vous étiez informaticien. Pourquoi vous n’exercez pas ?

– Je venais de passer mes examens terminaux et je devais partir en stage dans une boite d’aérospatial. Mon but ultime aurait été de travailler pour la NASA. Autant dire que c’est plutôt compromis.

– Je ne vois pas pourquoi, il y a un tas d’informaticiens qui travaillent pour la NASA et ils sont tous assis derrière leur écran il me semble. Votre problème c’est que vous ne vous faites plus confiance. Vous ne vous voyez plus comme un homme mais comme un invalide.

– C’est ce que je suis.

– Non ! Vous pourriez être un tas d’hommes au contraire.

– Ah oui ? Sauf « L’homme qui marche » !

– Sauf lui, oui, mais vous pouvez être « L’homme qui marchait dans sa tête », « L’homme qui plantait des arbres »

– Oui je peux sûrement planter des bonsaïs, et je marche dans ma tête toutes les nuits.

– C’est un bon début. Je crois que vous pouvez devenir « l’homme qui a changé le monde depuis on fauteuil » si vous le vouliez vraiment.

– C’est gentil mais celui-là est déjà pris et il a disparu, c’était Stephen Hawking…

– Vous pourriez marcher sur ses pas si vous vouliez.

– Votre humour noir est à l’épreuve des balles. Vous allez finir par me faire rire.

– C’est un bon début. Aller, on tourne bride, votre maman va s’inquiéter si elle ne vous trouve pas. Je compte sur vous pour me dire ce que vous aurez décidé la prochaine fois.

– Vous revenez demain ? Je serai content de discuter un peu avec vous.

– Je suis là chaque jour, sentir le soleil sur mes joues me redonne des couleurs.

– Pour quelqu’un qui ne voit que les ombres, vous êtes la personne la plus lumineuse que j’ai rencontrée jusqu’ici.

– C’est un beau compliment. Vous voyez que vous savez encore sourire. Voilà votre mère.  À demain alors.

– À demain et merci. Vous êtes un bon génie.

– Non, le génie c’est vous et vous le savez pas.

Texte & photo : Marie-Christine Grimard