Quelques photos bricolées au jardin la semaine dernière. Il y a je-ne-sais-quoi derrière, ça se devine sans pourtant l’atteindre. C’est un bonheur, et c’est une tristesse. On ne verra pas le moineau qui se confond avec le mouvement des premières feuilles mortes, par dessus le bain d’eau dans le vent tourbillonnant.

Et puis je retrouve ici le texte écrit pour Brigitte Celerier dans l’exercice littéraire du Va-et-Vient, initié par Dominique Hasselmann et inspiré par les Vases Communicants. C’était au début du mois de juin, le travail de Brigitte est toujours visible sur cette page. On écrit chez une personne (et réciproquement), ou pour elle. La nuance existe, on peut le comprendre, mais elle est si diaphane. Il est nécessaire de préserver cette fragilité. Je reviendrai poster ici quelques uns de ces fugitifs et précieux moments au coeur de l’été.

(Le texte est très légèrement remanié, un mot par ici, une virgule par là. C’est aussi le but. Tant que ce n’est pas imprimé, les doigts ont envie de courir, laissons leur cette liberté.)

Le foulard oublié

Tu dors ?

Non, non pas du tout, je suis dans mes pensées ; ce matin je me suis réveillé dans la peau d’un autre. Cela m’arrive souvent, presque tous les matins, l’illusion dure ce qu’elle dure. Ce matin c’était dans le cuir de mon père. Comme toujours dans ce cas je me réveille avec dans l’esprit quelque idée que je lui supposais habituelle, jusqu’à sentir mon visage se transformer en une mimique dont il avait le secret, ou esquisser le souvenir d’un de ses gestes familiers ; la chambre aussi a changé de physionomie, peut-être suis-je en Bretagne, géographiquement c’est bluffant. Ou bien serions-nous à l’hôtel, dans une ville où nous passions en voyage ? En quelle année, difficile de le dire, la plupart du temps son souvenir m’investit à un âge identique au mien actuellement. Mais cela encore, ce n’est pas le plus bizarre, il n’y a là rien que de très classique, j’imagine. Dans ces moments, la femme d’à côté (dans le lit, qui dans la vie courante est la mienne) pour quelques secondes devient de ce fait ma mère, on connaît la chanson. Ou bien est-ce vraiment la mienne, et je deviendrais alors, brièvement, son beau-père ?

Je me réveille de plus en plus tard, généralement ma femme est déjà levée. C’est heureux car je suis tout désorienté, à l’évidence, et j’aime autant lui éviter ça. Mais il y a mieux, plus jeune je me réveillais dans la peau d’un autre avec, à mes côtés, une autre que celle qui était réellement là. Cela ne posait pas de problème avant que j’aie pu dire quoi que ce soit. Mais j’ai dû parler. Alors cela devait arriver, un jour je me suis réveillé et il n’y avait plus personne. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, dans le doute, puis j’ai découvert l’étendue de la disparition, aussi brutale et radicale que dans le roman éponyme. Enfin ce n’est pas tout à fait juste, plus tard en soulevant l’oreiller j’ai constaté qu’elle avait laissé un foulard. À cette époque nous vivions dans une pièce sous les toits qui n’était pas chauffée l’hiver. Même sous les couvertures, pour arriver à dormir il fallait rester habillé. Et en été la fenêtre était ouverte en permanence pour se rafraîchir et faire entrer le chant des oiseaux. Mais pour ce qui concerne le foulard, il n’est pas sûr que ce fut un oubli, peut-être au contraire l’avait-elle laissé là comme un témoin, une part d’elle-même, dans un motif trouble, ambivalent.

Quoi qu’il en soit j’ai passé une bonne partie de mon existence à la recherche de la substance enfuie de ce foulard. Son odeur, sa couleur, sa chaleur, j’en rêvais souvent. J’ai lu quelque part l’affirmation scientifique que nous rêvons en noir et blanc. Foutaises. Il faudrait vraiment être un foutu pisse-froid pour accepter une telle ânerie. Au contraire, le cerveau utilise toutes ses capacités pour déployer son luxe narratif. Couleurs, odeurs, bruits, contacts ! Il ne nous épargne rien et les nuits sont superbement agitées. Il m’est arrivé de croire la retrouver, une odeur par ci, un trait de couleur par là. J’ai même essayé la poésie : « foulard envolé / sur le chemin de l’oubli / frissonne le vent » ou bien « brisé par l’automne / sur la route du vent froid / foulard oublié » ou encore « souvenir froissé / voilant l’horizon brumeux / un fil de désirs », etc. Mais les mots ne m’ont jamais réussi, confusion et embrouille. Un soir d’été, après un long week-end avec des amis je rentrais à Paris en descendant depuis les sombres forêts de l’Ardenne belge, paysage un peu déprimant qui rappelle à chaque détour le quotidien de l’aspirant Grange dans le livre de Julien Gracq, tu sais, Un balcon en forêt ; puis tout à coup, à la fin d’un virage, la Meuse retrouvée, le soleil par intermittence frôlant le sillage des péniches. Je ne roulais pas vite, pas envie de retourner dans mon studio, par envie de revoir les collègues de travail, le moins vite possible sur la route élargie. Et tout à coup j’ai perçu du coin de l’œil une petite boule orange et bleue qui dépassait la voiture sur la droite, à un mètre au-dessus de la rivière. C’était un martin-pêcheur, son manteau exactement dans les teintes du foulard, évènement prodigieux qui m’a redonné le goût d’aller chercher plus loin que les choses en elles-mêmes.

Et puis le temps a passé, un vieil ami que je croise rarement m’a appris la disparition de la femme au foulard. Je l’ai écouté sans l’entendre. Stress, tabac, cancer, fin de partie. Paraît-il qu’elle avait eu une fille. J’aime toujours autant le choral des oiseaux, avec de temps en temps un pincement au cœur. Parfois au réveil je ne sais même plus qui je suis ni où je me trouve, ça dure quelques secondes d’incertitude et d’hébétude, après cela pour occuper les heures, avec ma femme nous allons tous les jours aux jardins solidaires, ils ont besoin de bras et c’est à peu près tout ce que je sais faire, jardiner, on ne fait de mal à personne et il n’est pas encore question de nous expulser au profit d’une patinoire, d’un parking, d’une agence immobilière ou de je ne sais quelle foutaise d’un semblable acabit. Il y a ici beaucoup de gens de toutes les couleurs qui passent chaque semaine quelle que soit la saison et il est là, le foulard, quelque part au milieu, évidemment, depuis toujours il est là. Au milieu des gens qui vont et des gens qui viennent et qui parlent et essaient de se comprendre. Et il est à tout le monde, je crois.

Mais pourquoi tu me racontes tout ça ?

Oh oui, pardon, pardon. J’essayais juste de me tenir éveillé. Du café ?